21/09/2022 par Syreen Forest

« Après avoir passé des années à dessiner des statues comptant parmi la collection du Musée national de Damas, l’artiste a pris la mesure du risque que ce patrimoine puisse disparaître. Elle a alors éprouvé le besoin de représenter ce patrimoine en péril afin de  « protéger ces sculptures, d’une manière ou d’une autre, sur la toile » ».

Eveil à la peinture [1]

Miryam Haddad est une peintre syrienne qui est née et qui a grandi à Damas en Syrie. Après avoir étudié aux Beaux-Arts de Damas, Miryam entre aux Beaux-Arts de Paris où elle se consacre à la peinture. Son travail a depuis été exposé dans de multiples institutions (y compris dans des galeries, collections et foires d’art), travail qui l’a conduit à remporter le prix Jean-François Prat [2] en 2019. Lorsque nous rencontrons Miryam au sein de son atelier d’artiste, elle s’apprête d’ailleurs à avoir sa première exposition solo au sein de la Armory Show à New York.

Miryam Haddad ©Claire Dorn

À l’image de son art, le choix de la peinture s’est imposé comme une évidence au travers d’une expérience à la tonalité onirique : l’artiste se souvient qu’alors âgée à peine de 10 ans, elle dessinait, assise par terre dans sa résidence à Damas. Au vu de la joie qui l’emplissait du fait de dessiner, Miryam Haddad a alors réalisé que la peinture est ce à quoi elle voulait dédier sa vie. C’est son père qui lui apprend qu’elle devra faire les Beaux-Arts si elle veut devenir peintre, une profession plutôt inhabituelle au Moyen-Orient. C’est aussi à ce moment-là qu’elle apprend pour la première fois que son père, acteur de profession, a aussi fait les Beaux-Arts étant plus jeune et qu’il était lui-même peintre, signe annonciateur de la peinture comme transmission à la fois d’un don et d’un patrimoine

Malgré les aléas inhérents au métier de peintre, et ce d’autant plus pour une femme au Moyen-Orient mais aussi en Europe,[3] Miryam poursuit ses études d’art. Sur fond de liberté totale, son expérience aux Beaux-Arts de Paris contraste avec sa formation acquise au sein des Beaux-Arts de Damas où, malgré le dynamisme des étudiants, Miryam déplore le fait que « l’on fait de la peinture mais que l’on ne voit pas de la peinture ». Ceci se traduit notamment par le peu de références livresques sur l’histoire de l’art en arabe ainsi que par le nombre restreint de galeries et de musées à Damas. Cet état de fait s’inscrit dans un contexte historique plus large, notamment, entre autre chose, celui du fait religieux iconoclaste, qui a vu l’essor de l’art de la calligraphie.

La peinture comme temps d’arrêt

En relation à sa peinture, Miryam Haddad se refuse à la définir, ce qui contribuerait à restreindre sa portée et ses qualités artistiques intrinsèques. L’artiste préfère qualifier sa peinture en termes temporels, en tant qu’elle donne la possibilité aux spectateurs/ices de marquer un temps d’arrêt devant ses toiles. La peinture de Miryam Haddad se compose de scènes juxtaposées qui donnent à voir et à penser aux spectateurs qui doivent alors s’adonner à un travail de déchiffrage, une manière de contrer la rapidité avec laquelle la consommation d’œuvres d’art et les visites de musées s’effectuent de manière générale.

Etablissant un parallèle avec les morceaux de musique qui se savourent du début à la fin, tout comme les livres et les films, Miryam Haddad souhaite, à travers ses œuvres, retenir la/le spectatrice/spectateur afin qu’elles/ils « soient en relation avec la peinture ». Pour ce faire, l’artiste mise notamment sur le jeu des couleurs, variées et flamboyantes, qui happe le spectateur tant au niveau intellectuel que corporel et qui, face à cette complexité picturale, se retrouve obligé de s’attarder un instant pour décoder les couleurs et les motifs qui lui sont donnés à voir.

« Au bord des regards », Miryam Haddad, 2022
©Galerie Art Concept

L’œuvre de Miryam Haddad offre d’ailleurs un médium d’expérience synesthésique. Les sens sont activés et à l’affût devant ce spectacle de prime abord visuel : le regard, bien sûr, mais l’ouïe aussi (les scènes juxtaposées, le jeu des couleurs, les motifs iridescents et variés ne sont pas sans rappeler les grandes symphonies musicales) ou encore l’odorat lorsque figurent des motifs d’effluves que l’on chercherait à humer. A cet égard, Miryam Haddad est moins intéressée par la juxtaposition de la musique et de la peinture que par le fait de faire ressortir de ses tableaux la « mélodie de la peinture en elle-même » lors du temps suspendu accordé à la contemplation artistique.

L’artiste fait appel à de multiples sources d’inspiration pour faire ressortir cette mélodie de ses œuvres.  Miryam Haddad cite, parmi ses sources d’inspiration, aussi bien le cinéma que la poésie et la littérature. Cet ancrage dans l’intertextualité picturale, littéraire et musicale est rendu visible aux yeux de tous lors d’expositions, comme celle intitulée « Entre tes yeux et les images que j’y vois » à la Fondation Pernod-Ricard à Paris (avril-juin 2022) où le triptyque de l’artiste, « Garde le regard sur ses égards », était accompagné d’œuvres adjacentes dont un recueil de poèmes du poète palestinien Mahmoud Darwich. Au-delà des sources d’inspiration traditionnelles, Miryam Haddad dénombre aussi la nature et l’imagination qui ne sont pas étrangères à l’atmosphère onirique qui se dégage des œuvres de l’artiste-peintre.

« Garde le regard sur ses égards », Miryam Haddad, 2021
Vue de l’exposition « Entre tes yeux et les images que j’y vois »Fondation Pernod Ricard, 2022
©Syreen Forest

Réappropriation de soi et sublimation du patrimoine

D’Eugène Delacroix à Jean-Auguste Dominique Ingres, en passant par Maurice Bompard et bien d’autres, le courant orientaliste français des 18ème et 19ème siècles, à la fois littéraire et artistique, a dépeint les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord selon des topoï censés représenter la région appelée « Orient » : des décors de harem fantasmés, des scènes de guerre ou encore des paysages désertiques et oniriques. Ce regard extérieur et essentialiste sur la région arabe peut être mieux défini par ce que l’intellectuel américano-palestinien Edward Saïd a appelé « orientalisme ».[4] 

C’est pour cette raison que Miryam Haddad, arrivée en France en 2012, un an après le début de la guerre en Syrie, s’est d’abord refusée à représenter la guerre et la mélancolie d’une terre perdue dans ses œuvres afin de ne pas être consignée à cette identité unidimensionnelle. Constituant l’originalité de sa peinture, l’artiste s’est plus tard décidée à opérer un revirement en exagérant les couleurs de ses toiles : au travers de couleurs vives qui, de prime abord, dénotent d’un esprit de fête et d’espoir, Miryam Haddad enjoint le spectateur à regarder de plus près et à voir ces mêmes couleurs se transformer en des réalités plus dures et violentes. Ce faisant, l’artiste utilise ces mosaïques changeantes comme médium pour donner une autre image à la fois d’elle-même et de son pays.

Parallèlement, alors que toutes ses références émanaient de la peinture occidentale, l’artiste s’est questionnée sur sa propre identité de femme issue d’un pays arabe. Miryam Haddad a alors ressenti le besoin de revenir à des sources d’inspiration autres, et notamment arabes. En conséquence, elle a de plus en plus recours à la calligraphie arabe et fait figurer, au sein de ses œuvres, des sites du patrimoine arabe et des symboles représentant la région, motifs qui constituent désormais le socle de ses compositions artistiques.

« Le brin de l’aube », Miryam Haddad, 2021
©Galerie Art Concept

De ces sites patrimoniaux nous ne devinons souvent que les contours. C’est pour des raisons personnelles que Miryam Haddad a commencé à inscrire du patrimoine bâti au sein de ses œuvres, lorsque des statues et des sculptures ont été détruites, notamment par l’organisation Etat islamique à Palmyre. Après avoir passé des années à dessiner des statues comptant parmi la collection du Musée national de Damas, l’artiste a pris la mesure du risque que ce patrimoine puisse disparaître. Elle a alors éprouvé le besoin de représenter ce patrimoine en péril afin de « protéger ces sculptures, d’une manière ou d’une autre, sur la toile ».

Par la suite, Miryam Haddad espère voir ses toiles exposées dans la région arabe, et notamment en Syrie, afin de faire connaitre ses œuvres et, à travers elles, de continuer à faire vivre ce patrimoine dépeint selon le regard original de l’artiste.  

[1] Cet article découle d’un entretien de l’auteure avec Miryam Haddad à l’atelier de l’artiste le 7 juillet 2022.

[2] Créé en 2012, le prix Jean-François Prat est un prix d’art contemporain à destination d’artistes émergents de toute nationalité. 

[3] En France, selon les chiffres de l’Observatoire 2022 de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication, 62% des étudiants au sein des établissements d’enseignement supérieur Culture et 68% dans les filières arts plastiques sont des femmes. Cependant, en 2019, les femmes ne représentaient que 45% des effectifs actifs au sein des professions culturelles (p. 6) : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Etudes-et-statistiques/Publications/Collections-d-ouvrages/Observatoire-de-l-egalite-entre-femmes-et-hommes-dans-la-culture-et-la-communication/Observatoire-2022-de-l-egalite-entre-femmes-et-hommes-dans-la-culture-et-la-communication

[4] Dans son ouvrage L’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident (publié en français en 1980), Edward Saïd décrit la vision réductrice et essentialiste de l’Orient en tant qu’il est vu sous le prisme d’observateurs occidentaux fondé sur « la distinction ontologique et épistémologique entre l’Orient et (le plus souvent) l’Occident ».

Crédit photo en tête de l’article : « Un ciel volé », Miryam Haddad – FRAC Auvergne ©Miryam Haddad

 

Marwa

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