30/09/2022 par Amel Aït-Hamouda 

« Baba Merzoug » pour la rive sud de la Méditerranée ; « La Consulaire » pour sa rive nord. Fondue en canon, vers 1542, à Alger ; érigée en colonne, en 1833, à Brest. Symbole de la puissance de la Régence d’Alger ; trophée de guerre de l’armée de Charles X. Patrimoine historique et national pour l’Algérie ; patrimoine de plein droit pour la France.

« Baba Merzoug » pour la rive sud de la Méditerranée ; « La Consulaire » pour sa rive nord. Fondue en canon, vers 1542, à Alger ; érigée en colonne, en 1833, à Brest. Symbole de la puissance de la Régence d’Alger ; trophée de guerre de l’armée de Charles X. Patrimoine historique et national pour l’Algérie ; patrimoine de plein droit pour la France.

Baba Merzoug : le père protecteur d’Alger 

Nous sommes au XVIe siècle, le bassin méditerranéen connaît de nombreuses hostilités. L’Empire ottoman (1299 – 1922) est plus fort que jamais et les frères Barberousse – Aroudj, Khayr ad-Din et Ishak, une fratrie de corsaires originaires de l’île de Lesbos et convertis à l’islam – deviennent les maîtres de la mer. À l’instar de Tunis et de Tripoli, les Etats barbaresques d’Afrique du Nord instaurent des renforcements militaires pour défendre leurs villes des invasions occidentales. 

Dès lors, le dey d’Alger, Hassan Agha (1534 -1545) souhaite posséder entre ses mains une arme unique dont la réputation surpasserait toutes les autres pièces d’artillerie conçues auparavant.

De ce fait, un exceptionnel canon de bronze de douze tonnes et de sept mètres de long d’une portée de 4.872 mètres voit le jour probablement vers 1542. Ce canon a été fabriqué dans la fonderie de Dar Ennahad, non loin de Bab el-Oued à Alger, par un maître d’œuvre vénitien dont on ignore l’identité. Il sera installé stratégiquement au niveau de l’Amirauté, protégeant ainsi sa ville contre les attaques par les flottes ennemies.  

Pendant plus d’un siècle, le canon fera d’Alger une cité puissante. Si bien qu’on la surnomma al-Mahroussa, (« la bien-gardée » en arabe). L’assurance que la redoutable pièce procure aux Algériens lui vaudra le prestigieux nom de Baba Merzoug (« le Père Fortuné » en arabe). 

La guerre franco-algérienne (1681-1688)

Les relations entre le Royaume de France et la Régence d’Alger se détériorent pendant le XVIIe siècle. À partir du règne du roi Louis XIV (1638-1715), les expéditions en Afrique s’intensifient et l’accord de paix entre les deux pays est rompu. En effet, le dey Baba Hassen (date de naissance inconnue – 1683) attend la libération des détenus algériens, comme convenu. Mais la France ne respecte pas l’accord. Au lieu de rentrer libres, les prisonniers embarquent sur la Flotte du Levant. 

Le dey déclare la guerre à la France en 1681 et le Roi-Soleil ordonne à son tour à l’amiral Abraham Duquesne (1610-1688) d’effectuer une expédition maritime en 1682, ce qui marque le premier bombardement d’Alger. L’expédition tourne court en raison des conditions météorologiques. 

Quelques mois plus tard, l’amiral Duquesne, plus puissant encore, reprend le large.  Et c’est lors de ce deuxième bombardement d’Alger, en 1683, que Baba Merzoug entre dans la légende.

Pour cause : il aurait martyrisé le vicaire apostolique et consul de la nation, Jean Le Vacher (1619-1683). Placé dans la bouche du canon, le père Le Vacher ainsi que vingt autres prisonniers français auraient été pulvérisés vers la mer en direction de la flotte française. Cependant, aucune trace historique pertinente ne peut venir confirmer qu’il s’agisse de Baba Merzoug. 

Jean Le Vacher, le consul supplié 

Gravure hollandaise de 1698, représentant le supplice du consul de France, le père Jean Le Vacher. ©Wikipédia

Connu pour sa sagesse, Jean Le Vacher est désigné négociateur de paix entre l’amiral Duquesne et le dey Baba Hassen. Une trêve se conclut difficilement. L’amiral Duquesne demande la remise de Mezzomorto Hussein Pacha (date de naissance inconnue – 1701) – renégat originaire de Majorque converti à l’islam et capitaine de la flotte de la Régence d’Alger – comme trophée de négociation.   

Une fois captif, Mezzomorto réussit à duper la France et promet de travailler au service de l’amiral. Le pacha rentre du fait d’une insurrection, exécute Baba Hassen et est proclamé à sa place troisième dey d’Alger. Il hisse le drapeau rouge et ouvre le feu sur la flotte française puis exécute Jean Le Vacher, faussement accusé d’espionnage.

La prise d’Alger et la capture des canons 

Au XIXe siècle, les conflits entre les deux pays reprennent de plus belle. Le corps expéditionnaire débarque en Algérie. Le 5 juillet 1830, Alger finit par être prise. Charles X (1757 – 1836) annonce la fin à la Régence d’Alger et le début de la colonisation. L’amiral en chef Guy-Victor Duperré (1775-1846) retrouve Baba Merzoug, le récupère et le déporte au sein de l’arsenal de Brest, au nord-ouest de la France. 

Outre le Père Fortuné, La France s’empare de l’ensemble des canons d’Alger, « ville aux mille canons ». Certains d’entre eux seront fondus pour servir à la fabrication de la statue du duc d’Orléans, planté en plein cœur d’Alger, Place du gouvernement, jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1962. Elle se trouve actuellement Place du Duc d’Orléans à Neuilly-sur-Seine. 

La statue équestre du duc d’Orléans salue en abaissant son épée sur le côté droit. Elle fut conçue entre 1842 et 1844 par le sculpteur franco-italien, Carlo Marochetti. (http://royaute-news-archives.eklablog.com/la-statue-equestre-du-duc-d-orleans-a-alger-a128615350

 Quant aux autres canons, au nombre de trente, ils iront à Paris où ils seront installés dans la fosse du jardin devant l’hôtel des Invalides. 

Canons algérois de l’hôtel des Invalides, Paris
© Pascal Segrette / Paris – Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais

Mais Baba Merzoug n’est pas une simple pièce d’artillerie. La France lui réserve un autre sort, plus particulier encore. 

La Consulaire : glorieux trophée de guerre érigé en colonne  

Plus qu’un butin de guerre, le Père Fortuné se voit convertir en monument français sous une forme nouvelle et un nouveau nom pour servir une nouvelle fonction. Trois ans plus tard, en 1833, lors de la commémoration du 150eanniversaire de l’exécution du père Le Vacher, le canon est installé à la verticale dans la cour de l’Arsenal militaire de Brest où il trône toujours. Posé sur un socle de granit, il prend la forme d’une colonne. Bouche scellée, il est surmonté d’un coq gaulois posant sa patte gauche sur un globe terrestre.

Désormais, le canon historique érigé en colonne votive est rebaptisé « La Consulaire », en hommage à la fonction de consul du père Le Vacher.

Illustration du bas-relief de la face ouest de La Consulaire représentant « la France civilisatrice tendant la main à l’Afrique, éclairée par les bienfaits de la France et de la civilisation. »
©Wikipédia 

Retour de Baba Merzoug à Alger : un « dialogue » centenaire

Au début du XXe siècle, des coloniaux français d’Alger réclament le retour de la Consulaire souhaitant la dresser sur la place publique d’Alger, tel un monument expiatoire honorant la mort du consul Le Vacher.  

À la fin du siècle dernier, c’est l’Algérie indépendante qui réclame le canon. L’historien et journaliste Belkacem Babaci (1939-2019) publie un ouvrage intitulé L’Épopée de Baba Merzoug. Le canon d’Alger et esquisse, à travers ses pages, un mouvement de rapatriement du canon. Depuis, associations, historiens et avocats algériens entament des démarches officielles pour la restitution du canon captif.  

Une lettre officielle est adressée aux autorités françaises pour le retour pérenne de Baba Merzoug avant que la France n’en rejette l’idée, se justifiant du fait que « l’amirauté est très attachée à ce canon, qui fait partie désormais de l’histoire de la Marine nationale. »  La remise du canon fut plus tard envisagée pour marquer la visite d’état du président français François Hollande en 2012 mais cette idée sera vite écartée par l’Élysée. 

Chargé en juillet 2020 par le Président français Emmanuel Macron de « dresser un état des lieux juste et précis » sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie, l’historien et spécialiste de la guerre d’Algérie, Benjamin Stora remet, en janvier 2021 son  rapport pour la « réconciliation des mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie »dans lequel il formule la préconisation de construire une commission mixte franco-algérienne d’historiens chargée d’établir l’historique du canon et de formuler ainsi des propositions « respectueuses de la charge mémorielle qu’il porte des deux côtés de la Méditerranée. »

Après le premier geste de la restitution des cranes de vingt-quatre résistants combattants dont le chef Cheikh Bouziane tués à l’aube de la colonisation, La Consulaire pourrait-elle redevenir bientôt Baba Merzoug et revivre parmi les siens ?Témoin oculaire de la complexité des relations bilatérales entre la France et l’Algérie, le restituer vers son port d’origine serait bâtir un socle mémoriel commun et se frayer un chemin d’apaisement de certaines crispations.

Crédit photo couverture : La Consulaire à l’Arsenal de Brest ©Fred Tanneau / AFP

 

Marwa

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