Le 01/07/2020 par Syreen Forest et Karam Shahrour

Dôme du Rocher, Jérusalem ©SyreenForest

Premier édifice architectural de la civilisation islamique, placé telle une couronne sur le sommet de la ville trois fois sainte, le Dôme du Rocher, construit en l’an 72 de l’Hégire, est incontestablement l’un des joyaux de l’Islam. Singulier par son architecture, ce monument et l’espace dans lequel il s’inscrit, le Haram al-Sharîf (le « Noble Sanctuaire »), recouvrent une symbolique pluridimensionnelle à la fois religieuse, culturelle et politique. Pourtant, ni mosquée, ni mausolée, ce monument est aussi, à de nombreux égards, énigmatique, tant pour les visiteurs d’aujourd’hui que pour les pèlerins d’antan.

Pourquoi fut-il construit ? Comment le Dôme a-t-il été utilisé comme symbole de pouvoir et de syncrétisme culturel à travers les âges ? Enfin, comment a-t-il acquis l’aura dont il jouit encore aujourd’hui ?

Une riche architecture, qui croise une pluralité d’influences culturelles

Le Dôme du Rocher est situé au centre du « Noble Sanctuaire », également appelé « l’esplanade des Mosquées », qui fut historiquement le lieu d’édification des deux Temples sacrés du judaïsme. Le premier, construit selon la tradition juive au Xème siècle avant Jésus-Christ par Salomon, fut détruit en 586 avant Jésus-Christ, lors du siège de Jérusalem par l’armée babylonienne. Quant au second, il fut construit en 516 av. J.-C., agrandi par le roi de Judée Hérode Ier le Grand à partir de 20 av. J.-C., avant d’être également démoli en 70 par les troupes de Titus – à l’exception de son mur de soutènement, encore debout aujourd’hui et connu sous le nom du « Mur des Lamentations ».

Conquise par les Arabes en 638, la géographie urbaine de Jérusalem était à ce moment concentrée autour de sa partie occidentale. En effet, celle-ci fut investie et réinvestie par l’Empire romain chrétien dès la découverte de la « Vraie Croix » ( Croix sur laquelle Jésus-Christ aurait été crucifiée) en 326 par Hélène, la mère de l’empereur Constantin. Quant à la partie orientale de la ville, qui comprend l’esplanade, elle fut en grande partie délaissée.

La construction du Dôme du Rocher, directement ordonnée par le calife omeyyade ‘Abd al-Malik (r. 685-705), fut achevée en l’an 72 de l’Hégire, soit en 691-692 de l’ère chrétienne. Le monument présente un plan octogonal de 54 mètres de large, est percé de quatre portes symétriques orientées vers les quatre points cardinaux, et contient un double déambulatoire concentrique séparé par deux arcades, une octogonale et une circulaire. En son centre réside l’objet mis à l’honneur, le « Rocher de la Fondation », au-dessus duquel repose la haute coupole centrale, elle-même portée par une arcade circulaire arc-boutée aux limites du Rocher et composée de quatre piliers et douze colonnes. Bien que le monument fût restauré à de nombreuses reprises, plusieurs éléments du décor originel demeurent, comme les colonnes des deux arcades et leurs chapiteaux à feuilles d’acanthes (de style corinthien), et surtout les fabuleuses mosaïques intérieures à fond d’or.

S’étalant sur plus de 280 m2, elles présentent exclusivement des motifs végétaux et des joyaux, d’inspiration byzantine, perse et juive, répétés sous une grande diversité de combinaisons. De même, les décors floraux du Dôme renvoient aux traditions artistiques gréco-romaines, qui privilégiaient la représentation de plantes telles que les vignes et les guirlandes de fleurs, et la tradition artistique moyen-orientale dans la représentation d’arbres et de tulipes. À l’origine, des mosaïques couvraient également la partie supérieure des murs extérieurs de l’octogone, mais elles furent remplacées sous Soliman le Magnifique (r. 1520-1566) par un décor de style proprement ottoman, détaillé ci-dessous.

À n’en pas douter, cet édifice est donc dès l’origine le produit d’un véritable génie artistique à même de s’approprier et de marier différentes influences culturelles – génie qui, précisément, fera la grandeur de la civilisation arabo-musulmane dans de nombreux domaines. Outre les décors, qui associent dès l’origine les influences corinthiennes, byzantines, perses et juives, la structure même de l’édifice est directement dérivée de l’architecture chrétienne orientale. Le plan octogonal était en effet fréquemment utilisé pour les baptistères et les martyria, et le dôme était inspiré de plusieurs églises byzantines de Jérusalem et de Terre sainte. Parmi ces inspirations, l’église de Kathisma (aussi appelée « église du siège de Marie ») et l’église de l’Ascension, toutes deux situées à Jérusalem, sont des exemples probants de cette inspiration chrétienne byzantine[i]. Celle-ci est d’ailleurs directement attestée par le témoignage du voyageur et géographe arabe Muqaddasî[ii], qui écrit :

« Il est sûr qu’Abd al-Malik, en voyant la grandeur du martyrium (Qubbah) du Saint-Sépulcre et sa magnificence, a craint qu’il n’éblouisse l’esprit des musulmans, et pour cela, il a fait édifier, sur le Rocher, le Dôme que l’on y trouve encore ».

Muqaddasî

Un Dôme à la gloire de l’islam qui célèbre le règne des Omeyyades

Mais quelle était donc la finalité d’une telle construction, pour le moins singulière ? Selon la tradition musulmane, le Dôme du Rocher commémorerait « al-’isrâ’ wal-mi‘râj », l’un des épisodes centraux de la vie du Prophète Muhammad durant lequel il aurait effectué, en compagnie de l’Ange Gabriel, un voyage nocturne de La Mecque à Jérusalem (al-’isrâ’), puis une ascension céleste vers Dieu (al-mi‘râj). Selon cette tradition, l’ascension céleste aurait précisément eu pour point de départ le rocher mis à l’honneur par le Dôme, d’où toute sa symbolique religieuse. Ce rocher porterait même la trace du pied de Muhammad. Néanmoins, ce récit est contesté par la même tradition musulmane, qui, tout en situant à Jérusalem l’ascension de Muhammad vers le Ciel, le placerait à un autre endroit sur Al-Haram al-Sharîf/ Esplanade des Mosquées. Cet emplacement est commémoré depuis la fin du VIIIème siècle (au plus tard) par le Dôme de l’Ascension (qubbat al-mi‘râj), une petite structure encore en place. D’ailleurs, les inscriptions présentes sur le Dôme du Rocher ne font à aucun moment référence à ce voyage céleste, pourtant directement mentionné par le Coran.

La raison d’être de cet édifice est à chercher ailleurs…

Elle peut d’abord se trouver dans ses inscriptions extérieures et intérieures. Pour leur écrasante majorité, ces inscriptions proclament en termes coraniques l’unicité de Dieu et la mission de Muhammad, tout en mettant l’accent sur la figure de Jésus. Elles énoncent par exemple : « Ô gens du Livre (ahl al-kitâb), ne soyez pas excessifs dans votre religion, et dites seulement la vérité sur Dieu. Le Messie, Jésus, fils de Marie, fut seulement un messager de Dieu, il fut la parole de Dieu confiée à Marie. Croyez ainsi en Dieu et en ses messagers et ne parlez pas de trinité ; abstenez-vous de parler de cela, cela vaut mieux pour vous ». Le Dôme semble ainsi être un message adressé aux chrétiens, qui se voient exhortés à se convertir à l’islam, la nouvelle religion qui s’inscrit dans la continuité du message de Jésus.

Une image contenant herbe, bâtiment, tapis

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Inscriptions sur la façade nord-est du Dôme du Rocher

En outre, et de manière plus fondamentale, la raison d’être du Dôme est à chercher également dans la tradition juive talmudique, dont était encore tout imprégné l’islam du VIIème siècle. En effet, selon cette tradition, le « Rocher de la Fondation » abrité au sein du Dôme serait le « nombril du monde », le lieu où fut créé le premier homme, et le lieu sur lequel Abraham s’apprêtait à sacrifier son fils. Ainsi, en édifiant un tel monument pour commémorer ce Rocher, le califat omeyyade inscrivait-il implicitement l’islam dans la lignée abrahamique de laquelle il se revendique, et le renouait même directement avec sa propre origine. En commémorant donc l’endroit où tout commença, le califat omeyyade désirait à la fois marquer la supériorité de l’islam sur les deux autres monothéismes, et consacrer l’islam comme la conclusion logique de l’histoire sainte.   

En même temps, la construction d’un tel édifice n’est pas dénuée de toute fin politique. En effet, sa construction fut initiée à une période où le califat omeyyade était contestée à La Mecque par Ibn al-Zubayr (m. 692), qui alla jusqu’à se proclamer calife. Dès lors, il serait tout simplement probable que le calife aurait vu dans la glorieuse valorisation d’un tel lieu chargé en symbolisme un atout à mettre en avant pour conforter sa légitimité en tant que calife.

Un symbole syncrétique au service du pouvoir religieux et politique

Le Dôme du Rocher témoigne par son histoire et son architecture, d’un syncrétisme culturel riche et abouti, souvent utilisé à des fins d’assise du pouvoir politique. A titre d’exemple, la rotonde et le premier déambulatoire du Dôme comportent des bijoux qui faisaient autrefois partie de couronnes et de diadèmes byzantins et sassanides, preuve tangible à la fois d’une continuité culturelle démontrée ainsi que de la subjugation des vaincus par les autorités gouvernantes. Cette projection de l’assise du pouvoir politique à travers le patrimoine est richement renouvelée sous les dynasties suivantes. Plusieurs influences se projettent donc successivement sur le Dôme et s’accumulent. Dès la prise de pouvoir des Abbassides (r. 750-1258), ceux-ci prennent l’initiative d’ordonner la restauration du Dôme. Ils ajoutent notamment quatre planches de bronze sur les linteaux au-dessus de chaque entrée du Dôme. Ces planches comportent des inscriptions à la gloire du calife abbaside al-Ma’mun (r. 813-833), notamment destinées à remplacer le nom du calife ‘Abd al-Malik. De nouveau, les motivations politiques sous-tendent les modifications architecturales apportées au Dôme afin d’asseoir le pouvoir politique des autorités gouvernantes contemporaines.

Deux siècles plus tard, après la capture de Jérusalem par les Croisés en 1099, ces derniers convertissent le Dôme du Rocher en une église, le « Templum Domini ». Les murs de la nouvelle église sont recouverts de peintures religieuses chrétiennes, le croissant placé au sommet du Dôme est remplacé par une croix, et les Croisés érigent un autel et des icônes afin de manifester la victoire de la mission chrétienne en Terre sainte. Ce n’est qu’en 1187 que le Dôme est réinscrit dans son islamité, sous l’impulsion de Saladin qui reconquiert alors Jérusalem.

Après une période dense de restauration et de construction sur l’esplanade des Mosquées sous le règne mamelouk (r. 1250-1517), les Ottomans prennent le contrôle de Jérusalem au XVIème siècle et apposent le style ottoman à l’ensemble de la Ville sainte. Symboles de l’identité impériale ottomane, les mosaïques et tuiles vernissées ottomanes apparaissent sur de nombreux édifices religieux à travers l’Empire, y compris sur le Dôme. Ces restaurations ont lieu tout au long de la mainmise ottomane au Proche-Orient, et s’accélèrent dans la deuxième moitié du XIXème siècle sous les sultans Abdülmecid Ier (r. 1839-1861), Abdülaziz (r. 1861-1876) et Abdülhamid II (r. 1876-1909). Cette période concorde avec l’ère des Tanzimats, ou réformes, destinées à moderniser l’Empire, ainsi qu’avec un mouvement de recentralisation du pouvoir des Ottomans que le pouvoir inscrit ouvertement dans une politique panislamique.

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Le Dôme du Rocher en 1854, côté Nord – photographie d’Auguste Salzamann (1824-1872)

Après la chute de l’Empire ottoman, le contrôle de l’esplanade des Mosquées a changé de mains à trois reprises, sous le mandat britannique (1917-1948), sous gouvernance jordanienne (1948-1967), et enfin sous occupation israélienne depuis 1967 – bien que le royaume jordanien (Waqf) demeure jusqu’à aujourd’hui, de jure et de facto, gardien des lieux saints musulmans de la ville. Ces trois périodes de gouvernance successives sont également marquées par une transformation du paysage urbain de Jérusalem, qui répond aux velléités politiques des différents gouvernants. Pour ce qui est du Dôme, il subit l’une de ses rénovations les plus majeures en 1964, puis une nouvelle fois en 1993-1994. Le roi Hussein de Jordanie décide alors de restaurer la dorure du Dôme, dont la coupole était constituée de plomb noir depuis 1022, date de sa reconstruction sous les Fatimides à la suite d’un tremblement de terre. Cette action de rendre la couleur originelle au Dôme vient asseoir la souveraineté arabe et islamique retrouvée sur l’esplanade des Mosquées.

Un Dôme devenu emblème de l’identité des Palestiniens

Aujourd’hui, le rôle symbolique du Dôme du Rocher, qui constitue avec le reste de l’esplanade des Mosquées le centre névralgique du conflit israélo-palestinien, est réactivé à travers la lutte du peuple palestinien. En effet, celui-ci voit en ce patrimoine un élément central de son identité, et en revendique à ce titre la protection, la conservation et la promotion. Ce rôle symbolique est abondamment mis en valeur au sein de la scène artistique palestinienne. Nombre de peintres palestiniens contemporains mettent en exergue le Dôme du Rocher et le pouvoir fédérateur de son esthétique et de sa signification : nous pouvons citer, entre autres, la peintre Samia Halaby, cheffe de file de la peinture abstraite palestinienne, et sa série du Dôme du Rocher, ou encore Nabil Anani (Faces of Jerusalem) et Sliman Mansour (A Family Without a Shadow), fondateurs clés du mouvement de l’art palestinien contemporain. Les poètes palestiniens se sont également appropriés ce symbole et en font l’éloge. Ainsi Tamim al-Barghouti fait-il du Dôme, et plus généralement de Jérusalem, le cœur spirituel de la nation palestinienne dans son poème Fil-Quds (« À Jérusalem ») :

في القدس تعريفُ الجمالِ مُثَمَّنُ الأضلاعِ أزرقُ، »

فَوْقَهُ، يا دامَ عِزُّكَ، قُبَّةٌ ذَهَبِيَّةٌ،

تبدو برأيي، مثل مرآة محدبة ترى وجه السماء مُلَخَّصَاً فيها

تُدَلِّلُها وَتُدْنِيها

تُوَزِّعُها كَأَكْياسِ المعُونَةِ في الحِصَارِ لمستَحِقِّيها

إذا ما أُمَّةٌ من بعدِ خُطْبَةِ جُمْعَةٍ مَدَّتْ بِأَيْدِيها « 

« À Jérusalem, la beauté est d’un bleu octogonal

Au-dessus duquel, ô votre Excellence, repose un dôme doré

Qui ressemble, à mon avis, à un miroir convexe qui reflète la face du ciel,

Le gâtant et le rapprochant,

Et le distribuant comme de l’aide en temps de siège à ceux qui en ont besoin,

Si une nation, après un sermon du vendredi, implorait l’aide de Dieu »

Tamim al-Barghouti

Depuis sa construction au VIIème siècle, le Dôme du Rocher est un édifice emblématique de Jérusalem qui a subsisté à travers les âges en portant l’empreinte des vagues successives de civilisation au Proche-Orient. Inspiré des martyria chrétiens et des églises byzantines plus généralement, le Dôme qui trône sur l’esplanade des Mosquées est à la fois un joyau architectural et un édifice portant la marque du syncrétisme typique du Proche-Orient. Ce syncrétisme est à la fois la marque de la richesse culturelle de Jérusalem voulue par les différentes autorités gouvernantes depuis le VIIème siècle et le symbole du pouvoir religieux et politique ayant vaincu ses ennemis. Son importance culturelle et politique en fait une inspiration constante des artistes, notamment des artistes palestiniens contemporains, qui l’érigent en symbole tangible de leur identité en lutte pour la reconnaissance.


[i] L’église de Kathisma, une église byzantine de plan octogonal construite au Vème siècle, et l’église de l’Ascension située au sommet du Mont des Oliviers, sont toutes deux des églises de plan concentrique dont le style a été introduit à Jérusalem par les Byzantins au IVème siècle de l’ère chrétienne. L’église de Kathisma, détruite au XIème siècle, offre plusieurs similarités avec le Dôme du Rocher : son plan octogonal, la présence d’un espace central comprenant une pierre sacrée, et la présence de ceintures octogonales entourant cet espace central.

[ii] De l’avis de certains chercheurs, parmi lesquels Riva Avner, l’oncle de Muqaddasî serait en réalité l’auteur de cette citation.


Pour aller plus loin :

Avner, Riva, “The Dome of the Rock in Light of the Development of Concentric Martyria In Jerusalem: Architecture and Architectural Iconography”, Muqarnas, vol. 27, 2010.

Besson, Florian, « Dôme du Rocher », Les clés du Moyen-Orient, disponible sur : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Dome-du-Rocher.html [consulté le 19 mai 2020]

Lemire, Vincent (ed.), Jérusalem. Histoire d’une ville-monde. Flammarion, Champs Histoires, 2016 535p.

Orcel, Michel, L’invention de l’islam : enquête historique sur les origines. Perrin, 2012, 207p.

St. Laurent, Beatrice, “The Dome of the Rock and the Politics of Restoration”, Bridgewater Review, vol. 7, 1998.

Valter, Stéphane, La construction nationale syrienne. Légitimation de la nature communautaire du pouvoir par le discours historique, CNRS Editions, 2013, pp. 203-204.

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