01/01/2021 par Camille Bougault
La Jordanie est un pays mondialement reconnu pour son patrimoine culturel incarné par des sites illustres comme ceux de Pétra, Jérash ou encore Qusair Amra. Cependant, son patrimoine naturel et plus particulièrement maritime reste peu connu, la faute probablement à la longueur de son littoral d’à peine 27 km[1]. Concentré au niveau du golfe d’Aqaba, il donne à la Jordanie son seul accès maritime sur la mer Rouge. Chargé aussi d’Histoire, de symbolisme, de tensions mais aussi haut lieu de biodiversité, Aqaba constitue un des points centraux de la région. Aujourd’hui, cette petite façade maritime doit faire face à de grands défis en termes de protection de la biodiversité comme d’organisation du territoire. Elle s’insère en effet dans un contexte géographique et politique qui rend complexe une coordination au niveau de la conservation du patrimoine naturel local. S’étendant sur plus de 200km de côte, le « khalij al Aqaba » ( Golfe d’Aqaba) est partagé par quatre pays : La Jordanie, Israël, l’Arabie saoudite et l’Egypte.
Une biodiversité foisonnante et menacée
Le littoral Jordanien se caractérise par la richesse de sa biodiversité. Connu pour ses deux cent soixante-dix espèces de coraux, le golfe d’Aqaba comporte d’importants récifs coralliens pouvant atteindre une taille maximale de 150 km de large et 13 km de long. L’environnement local est fort de plus de 510 espèces de poissons (murènes, des poissons-clowns et des bancs d’anthias…) dont 5% sont endémiques. Ces espèces rares, spécifiques à la mer Rouge, sont présentes dans les récifs profonds du golfe et certaines d’entre elles, telles que le labre géant, sont inscrites sur la liste des espèces en danger d’extinction par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). De la même manière, il y a une présence importante d’herbiers marins, une espèce répandue dans l’écosystème local qui forme une des parties majeures de la biomasse dont dépendent les autres organismes au niveau benthique (région écologique au niveau le plus bas d’une masse d’eau). Ils sont un bon indicateur de la qualité de l’eau et de la pureté des milieux. Aqaba et sa région sont, par conséquent, une destination prisée des plongeurs du monde entier, permettant à des professionnels comme à des débutants de découvrir une grande biodiversité marine ainsi que les nombreuses épaves de navires qui jonchent les fonds marins tel que le Cedar Pride.
Cependant, depuis quelques années cette biodiversité fait face à des dangers multiples. Trois phénomènes majeurs sont responsables de cette menace. En premier lieu, la surpêche est le facteur ayant un impact négatif le plus direct : en plus d’appauvrir les milieux marins, elle les dégrade par les plastiques résiduels issus des filets de pêche souvent illégaux. De mauvaises pratiques d’ancrage ainsi que l’habitude de la pêche hors saison sont aussi responsables de la détérioration des récifs coralliens et de leur faune. Enfin, le développement de la région dû à l’attractivité de son ouverture sur le monde a mené à une artificialisation croissante du littoral. Celle-ci pollue la côte et fragilise les milieux marins. L’essor économique de la région a en effet entraîné un développement conséquent de la zone industrialo-portuaire : un tiers du littoral jordanien est aménagé à des fins industrielles. Si le nord de la côte est principalement constitué de terminaux d’usines de ciment et des terminaux passagers, la zone « port sud » est quant à elle occupée par terminaux pétroliers et de phosphate.[2] La fuite de matériaux polluants en mer Rouge n’est pas forcément chose courante mais elle reste un problème pour la biodiversité. En 2016, une fuite de plus de deux cents tonnes d’essence a eu lieu sur les côtes jordaniennes et avait, par la force des courants, pollué les côtes saoudiennes.[3] Un des problèmes les plus préoccupants reste cependant le déversement délibéré de produits toxiques ou d’eaux usées dans le golfe et ce malgré les législations en vigueur.
La destruction progressive d’un lieu de convivialité
Cependant le littoral d’Aqaba est avant tout, pour les Jordaniens, un lieu de convivialité et de repos. Dans les années soixante-dix, le trafic portuaire industriel et de plaisance avait considérablement augmenté tout comme la fréquentation des plages de la côte. L’émergence d’une classe moyenne jordanienne pouvant s’offrir des vacances avait entraîné un développement considérable d’Aqaba en tant que station balnéaire et la construction de nombreux hôtels et autres resorts. Les plages publiques formaient alors un lieu de convivialité privilégié pour les classes sociales moyennes et modestes tandis que les classes aisées privilégiaient déjà les plages privées et les hôtels. Aujourd’hui encore, le même phénomène social semble se reproduire, les complexes hôteliers étant principalement prisés par une riche clientèle étrangère tandis que les plages publiques restent un lieu de détente et de convivialité pour les Jordaniens de milieu modeste et de classe moyenne.
Une différence se dégage néanmoins : les hôtels, complexes hôteliers et plages privées rognent de plus en plus sur les plages publiques. En effet, selon la Royal Marine Conservation Society (JREDS)[4], un à deux kilomètres carrés disparaissent tous les ans sous les projets de construction et d’investissement. Aujourd’hui, moins de 5 km2 restent disponibles pour le grand public ne se rendant pas dans les complexes hôteliers privés. En plus de son impact social, les complexes hôteliers sont également très polluants et participent à la destruction des récifs coralliens et au rejet d’eaux usées non-traitées[5]. La même étude de la JREDS souligne l’ampleur de la menace en calculant que les trois projets majeurs d’investissements de 2011 à 2014 ont participé à la destruction de plus de 55 000 m2 de récifs coralliens.
Une multiplication récente d’initiatives pour la protection du littoral
Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, la Jordanie a pourtant mis en place de nombreuses actions afin de protéger son littoral. En 1995, l’Autorité régionale d’Aqaba crée le Parc Marin d’Aqaba afin de promouvoir la conservation de la biodiversité marine et d’établir un plan de gestion des côtes. Cette réserve marine a pour but de permettre un recensement des espèces et d’assurer une protection accrue des récifs coralliens. Elle a notamment permis l’établissement d’une institution pour la pêche et la vie marine et a aidé au développement de la pisciculture et de la pêche durable.
Cependant, aujourd’hui encore, le plan de gestion du littoral reste relativement insuffisant. La faute peut être imputée à un manque de moyens et de personnel afin de pouvoir réellement mettre en place des règlementations effectives. La législation est en effet un problème central : des règles et des lois approximatives (une absence de définition claire de « plage publique » par exemple) ou peu respectées permettent de nombreux abus au niveau des autorisations de construction et dans de la gestion des déchets. Malgré les nombreuses initiatives étatiques menées par la Royal Society for the Conservation of Nature (RSCN) dans les huit réserves naturelles de la Jordanie, la réintroduction d’espèces disparues comme l’oryx d’Arabie et le développement de l’éco-tourisme, la protection des écosystèmes marins reste encore insuffisante. De plus, le problème le plus important reste le manque crucial d’information à destination du grand public. L’écologie reste une préoccupation très marginale parmi la population.
Un espoir transparaît néanmoins, alors que les coraux du monde entier blanchissent et se détériorent à cause des effets du réchauffement climatique, ceux du golfe d’Aqaba semblent ne pas être impactés : ils résisteraient à des niveaux de chaleur et de dioxyde de carbone relativement élevés. Cette exception a attiré de nombreux biologistes marins et a mené à la création du projet Azraq [6] qui vise à comprendre ce phénomène. Ces scientifiques demandent, afin de protéger cette biodiversité exceptionnelle, que les récifs coralliens soient inscrits au patrimoine mondial marin de l’UNESCO. Ce coup de projecteur central pour la région pourrait aider à forger une conscience écologique plus forte ainsi qu’une coopération environnementale plus importante entre les Etats du golfe d’Aqaba.
Pour aller plus loin
*Une importance historique et politique
Le patrimoine du Golfe d’Aqaba n’est pas uniquement naturel, son histoire, son rôle dans la vie des Jordaniens ainsi que sa situation géographique unique en font un « Cluster patrimonial». Aqaba est avant tout le lieu d’une histoire riche. Peuplée depuis plus de 4000 ans et citée dans la Bible sous le nom d’Eliot, elle se trouvait sur la via Nova Traiana romaine qui reliait Damas à Amman. Des travaux de fouilles réalisées par une équipe américano-jordanienne en 1986 ont par ailleurs révélé la présence d’une petite ville au début de l’ère islamique. Par la suite, héritage de l’époque des Croisés qui avaient pris possession de la ville, le fort de Helim reconstruit plus tard par les Mamlouks est encore aujourd’hui relativement bien conservé. Réduite à l’époque mamelouke et ottomane à l’état de simple petit port de pêche, Aqaba retrouve son importance historique avec la Révolte Arabe. En 1917, Auda ibu Tayi, chef de la tribu bédoine des Howeitat et T.E. Lawrence forcent les ottomans à se retirer de la ville après un raid permettant alors l’approvisionnement à partir de l’Egypte des forces arabes et britanniques combattant en Transjordanie et en Palestine.La hampe de drapeau d’Aqaba érigée en l’honneur de la révolte arabe, et de la prise d’Aqaba symbolise ce riche héritage historique. Le drapeau exposé est d’ailleurs celui de la Révolte Arabe et non celui de la Jordanie. Son importance est renforcée par sa taille, cinquième hampe la plus haute du monde, de 132 mètres, elle peut être vue depuis tous les pays bordant le Golfe d’Aqaba : Israël, l’Egypte et l’Arabie Saoudite.
[1] La Mer Morte est un lac alimenté par le fleuve du Jourdain, ses berges ne sont donc pas considérées comme une façade maritime.
[2] Ala’aldin Alrowwad et Al. “Practices of coastal zone management of the Jordanian gulf of Aqaba by mapping spatial convergence of seafront human activities and their potential impact on the marine environment”, University of Jordan, January 2020
[3] Insider with Associated Press “Officials report Jordan oil spill in Red Sea, extent unclear” Insider, 24/09/ 2016
[4] https://www.jreds.org/en-us/
[5] Hana Namrouqa “Conservationists raise alarm over Aqaba’s diminishing public beaches”, The Jordan Times, 04/09/2014
[6] « Le récif corallien du golfe d’Aqaba, un récif qui résiste au réchauffement climatique », 13/03/2020 https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/biodiversite/video-le-recif-corallien-du-golfe-d-aqaba-un-recif-qui-resiste-au-rechauffement-climatique_3864751.html
3 comments
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