12/03/2021 par Camille Bougault

Hier symbole de la prospérité de la ville, aujourd’hui en ruine, les villas traditionnelles de Beyrouth sont l’incarnation d’un pays en train de s’effondrer

L’explosion du 4 août dernier à Beyrouth a porté le coup de grâce à un Liban déjà empêtré dans un effondrement économique sans précédent et une débâcle politique de longue date, détruisant de nombreuses vies et laissant plus de 300 000 personnes sans domicile. Conséquence directe de la destruction engendrée par l’explosion, les quartiers proches du port tels que Gemmayzé, Mar Mikhael, Geitawi et Saïfi ont été partiellement détruits et, avec eux, une partie centrale du patrimoine libanais : les villas traditionnelles beyrouthines. Hier symbole de la prospérité de la ville, aujourd’hui en ruine, elles sont l’incarnation d’un pays en train de s’effondrer.

Les villas de l’âge d’or


Maison aux trois arcades traditionnelles
Source : iloubnan.info

A partir de la deuxième moitié du XIXème siècle, Beyrouth, qui n’était jusqu’alors qu’un simple port provincial de l’Empire Ottoman, est en pleine expansion. Une immigration et un exode rural massif contribuent à l’explosion démographique et au nouveau dynamisme économique de la ville. En très peu de temps, elle devient l’épicentre de la région et sa nouvelle prospérité permet l’émergence d’une classe bourgeoise urbaine[1]. Cherchant à se loger dans le cœur de Beyrouth, cette nouvelle classe transforme la topographie sociale ainsi que les morphologies urbaines de la ville. Alors que les habitations beyrouthines consistaient principalement en de petites maisons individuelles articulées autour d’une cour intérieure, une partie d’entre elles sont remplacées par de larges villas bourgeoises. Ces nouvelles villas construites entre 1860 et 1920 sont bâties sur un modèle quasi-analogue : une pièce dite « central-hall » de grande taille aussi appelée « dar » par laquelle on peut accéder aux étages supérieurs. Le volume important de cette pièce principale est signalé au niveau des extérieurs par une ouverture à triple arcades (ou plus rarement à double arcades). Ces ouvertures sont traditionnellement ornées de fenêtres-vitraux colorées. Autre caractéristique de ces maisons, un toit en forme triangulaire à tuile rouge surplombe la charpente.[2]


La Maison bleue avant et après l’explosion
Source : Photographie par Joe Khoury. Bouyout Bierut 

Ainsi, témoins d’une époque, entre style ottoman, colonial et « néo-vénitien », elles sont aujourd’hui l’âme de la ville et des quartiers Est. En s’imposant comme style dominant à Beyrouth, elles sont devenues les représentantes-même de l’identité architecturale libanaise. De nombreuses villas sont d’ailleurs devenues de véritables institutions dans la capitale : la Maison bleue, le Palais Dagher (où se situe la maison de couture Rabih Kayrouz) ou encore le Musée Sursock en sont des exemples emblématiques.

La menace des promoteurs et la désertion des pouvoirs publics

Agées, peu solides et très mal entretenues, les villas avaient déjà débuté leur processus de destruction avant même l’explosion du 4 août. Ainsi, si l’on considère qu’aujourd’hui plus de 7000 d’entre elles sont en danger imminent, l’enjeu patrimonial n’est cependant pas nouveau. En effet, la guerre civile libanaise (1975-1990) et les bombardements israéliens de 2006 ont considérablement impacté la morphologie urbaine de Beyrouth : les vieilles bâtisses partiellement en ruine avaient été détruites et remplacées par de hauts immeubles de standing sous la pression des promoteurs immobiliers. Ce phénomène s’est accentué à la fin des années 2000 lorsque de nombreux bars et restaurants se sont installés dans les quartiers de Mar Mikhael et de Gemmayzé. Leur grande liberté d’implantation due à des baux attractifs en raison d’une loi obsolète sur les loyers ainsi que l’apathie totale des services d’urbanisme de la municipalité ont participé à un phénomène de gentrification intense qui a encouragé une activité immobilière délétère pour le patrimoine[3].

Cette « menace des promoteurs » s’est considérablement accrue avec l’explosion. De nombreux propriétaires, acculés par la charge des travaux de réparation à réaliser ainsi que par la situation économique désastreuse, sont contraints de vendre à prix bradés leurs biens à des promoteurs immobiliers peu scrupuleux.


Quartier de Gemmayzé après l’explosion
Source : STR / AFP

Problème symbolique de la situation libanaise, cette dynamique se trouve renforcée par un désinvestissement général des services étatiques et municipaux depuis de nombreuses années. Malgré les multiples tentatives de la Direction générale des Antiquités (DGA) afin d’empêcher la destruction de certaines villas en les classant, son pouvoir coercitif limité, la corruption des décideurs ainsi que leur connivence avec les promoteurs ont eu raison de leurs incitatives. La société de construction Solidere créée par l’ancien Premier Ministre Rafic Hariri est l’un des symboles marquants de ce système. Au sortir de la guerre civile, l’entreprise a participé à la démolition de nombreuses vieilles bâtisses afin d’y construire des buildings et des gratte-ciels destinés à une classe aisée et étrangère dénaturant l’identité de la ville.[4]

Des initiatives pour sauvegarder le patrimoine beyrouthin

Face à cette double menace, de nombreux Beyrouthins se battent aujourd’hui afin de protéger cet héritage. Parmi les nombreuses initiatives mises en place, la Beirut Heritage Initiative (BHI), créée à la suite de l’explosion du port, se démarque par son ampleur. Rassemblant de nombreuses associations locales et internationales (Save Beirut Heritage, Together Li Beirut, LiveLoveBeirut, Bebwshebbeck, March), forte de son expérience et de son expertise dans la protection du patrimoine, BHI occupe une position centrale dans le processus de préservation et de reconstruction des bâtiments endommagés. Un membre influent, Fadlallah Dagher[5], l’architecte et militant de renom qui s’engage pour la cause du patrimoine explique que la stratégie de l’initiative s’articule autour de trois axes. Le premier consiste à pallier l’urgence de la situation, c’est-à-dire à consolider les bâtiments. Cela passe notamment par l’étayage des structures ainsi que par la protection des intempéries, de nombreuses villas ayant été physiquement éventrées. Cette première phase d’action consiste aussi en de légers travaux de reconstitution partielle de façade ou encore de restitution d’huisseries.

Un deuxième axe s’articule autour de l’aide à l’encadrement technique : si beaucoup d’ONG patrimoniales locales et internationales participent aujourd’hui à la protection de ces villas historiques, les professionnels du bâtiment employés ne sont pas formés aux techniques traditionnelles des bâtisses à rénover (pierre de taille, mortier de chaux, planchers de bois). Il s’agit donc, avec l’aide de la Fondation de France, de publier des manuels de restauration des villas, un pour les bâtisses ayant été construites entre 1860 et 1930 et un pour les bâtisses dites « modernes » construites entre 1930 et 1970. En complément de ces manuels, la BHI a aussi mis en place un programme de support technique au travers de missions d’expertise, d’inspection et de conseil.

Enfin, le troisième axe d’action s’inscrit dans une stratégie à long terme afin de remédier à la négligence et à la léthargie des pouvoirs publics : un long processus de reconstruction se centrant principalement sur des « Heritage Clusters » pour redonner vie à des quartiers entiers. A ce niveau, l’initiative fait face à de nombreux problèmes financiers : la Direction Générale des Antiquités (DGA) a estimé que plus de 300 millions de dollars seraient nécessaires à la réhabilitation complète du parc patrimonial beyrouthin et cela en ne prenant pas en compte les bâtiments endommagés avant l’explosion du 4 août. Cependant, les aides perçues qu’elles soient internationales ou privées ne couvrent aujourd’hui que 1% des dépenses nécessaires. Cela relève d’un double problème : la crise économique globale dans laquelle le Covid-19 a plongé le monde entier est une barrière aux dons, mais surtout l’instabilité et la corruption des pouvoirs publics qui n’ont pas su désamorcer la défiance des donateurs (ONG) et aides promises par la diaspora libanaise. Pour tenter d’apaiser cette méfiance, l’initiative a lancé sa propre campagne de financement pilotée et contrôlée par une agence d’audit indépendante.[6]Une autre initiative locale a récemment fait parler d’elle : Bouyout Beirut. Depuis 2016, Joseph Khoury et Gabriela Cardozo, un couple de photographes italo-libanais, photographient les vieilles villas des quartiers de Gemmayzé et de Mar Mikhael afin de promouvoir la préservation de ces quartiers ainsi que leur mise en valeur. Avec l’explosion, leur travail a pris un nouveau tournant : arpentant la ville dévastée, ils ont capturé l’ampleur du désastre en photographiant en superposition leurs anciennes photographies des bâtiments et les bâtiments en ruine. Leur travail, ayant fait le tour du monde, a contribué à lever de nombreux fonds afin d’aider à la reconstruction des villas[7].

Ces initiatives, quelques-unes parmi beaucoup d’autres, représentent un espoir de créer à nouveau une politique patrimoniale efficace au Liban et cela malgré le désœuvrement de longue date des pouvoirs publics.


[1] Leyla Dekhali, Histoire du Proche-Orient contemporain, Paris, La Découverte, Collection : repère histoire, 2015

[2] Jala Makhzoumi, Reem Zako, “The Beirut Dozen: traditional domestic garden as spatial and cultural mediator”, The Sixth International Space Syntax Symposium – Istanbul, 2007

[3] Fadlallah Dagher, « Remettre le patrimoine au cœur de la réhabilitation de Beyrouth », L’Orient- Le-Jour, 20/02/2020 , https://www.lorientlejour.com/article/1252626/remettre-le-patrimoine-au-coeur-de-la-rehabilitation-de-beyrouth.html

[4] Hervé Amoit, « Beyrouth (2) : la reconstruction du centre-ville par la société Solidere », Les Clefs du Moyens-Orient, 13/11/2013 https://www.lesclesdumoyenorient.com/Beyrouth-2-la-reconstruction-du-centre-ville-par-la-societe-Solidere.html

[5] « Des experts libanais décrivent les défis et la voie à suivre pour le relèvement du patrimoine bâti de Beyrouth lors du débat ResiliArt de l’UNESCO », 30/09/2020 https://fr.unesco.org/news/experts-libanais-decrivent-defis-voie-suivre-relevement-du-patrimoine-bati-beyrouth-lors-du

[6] Fadlallah Dagher, « Remettre le patrimoine au cœur de la réhabilitation de Beyrouth » , L’Orient- Le-Jour, 20/02/2020 , https://www.lorientlejour.com/article/1252626/remettre-le-patrimoine-au-coeur-de-la-rehabilitation-de-beyrouth.html

[7] Site officiel du studio Joe Khoury : https://www.joekhourystudio.com/bouyout-beirut

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