Le Cantique des oiseaux
Par Amel Aït-Hamouda
Le Cantique des oiseaux est la pièce maîtresse grâce à laquelle Attar a obtenu l'immortalité littéraire. Ce poème imprégné d'enseignements met en scène des oiseaux en quête de la vérité ultime.
Dans les recoins mystérieux de l’âme humaine, là où la quête de sens s’entrelace, émerge un poème persan tout autant beau que sage. Ce chef-d’œuvre, connu sous le nom du Cantique des oiseaux, rayonne de clarté pour tous ceux qui s’en approchent. Son auteur, Farid ad-Din Attar, nous convie à un périple spirituel enchanteur, où les oiseaux se transforment en messagers de l’âme.
L’orgueilleux paon, l’éclairée huppe et le bien-aimé rossignol se rassemblent aux côtés d’une myriade d’autres créatures ailées, chacune ajoutant sa voix unique à cette symphonie poétique qui s’élève tel un joyau précieux dans la couronne de la vaste bibliothèque orientale.
Farid ad-Din Attar, le poète parfumeur du soufi
« Attar a parcouru les sept villes de l’amour.
Alors que je ne suis qu’au détour de la première ruelle. »
Jalal-od-Din Rumi (1207-1273)
Farīd ad-dīn Abū Hāmid Moḥammed bin Abū Bakr Ibrāhīm ʿAṭṭār Nīšābūrī (v.1145-v.1221), connu sous le nom de Farid ad-Din Attar ou Farid ad-Din de Nichapour, était un poète soufi persan et hagiographe.
Si ses œuvres révèlent rarement des détails sur sa vie, elles nous informent néanmoins qu’il est né dans la prospère région du Khorasan, à Nichapour [1].
Initialement, Farid ad-Din a suivi les traces de son père en exerçant le métier d’apothicaire. Cependant, son temps libre était principalement consacré à sa quête spirituelle et à son engagement envers la vie soufie.
Tel son nom, Attar [2] embaume avec ses mots la littérature et la philosophie persanes. Ses œuvres, empreintes d’une sagesse intemporelle et universelle, ont marqué la pensée soufie. Parmi elles, figurent Tadhkirat al-Awliya (« Le mémorial des Amis de Dieu »), une compilation majeure des vies de soixante-douze soufis, ainsi que Mosibat nâmeh (« Le Livre de l’épreuve ») dans lequel l’auteur raconte l’histoire d’une âme emprisonnée qui découvre le secret de la libération.
Le Cantique des oiseaux[3] est la pièce maîtresse grâce à laquelle Attar a obtenu l’immortalité littéraire. Ce poème imprégné d’enseignements met en scène des oiseaux en quête de la vérité ultime.
Selon la légende iranienne, Attar est également considéré comme un martyr de l’amour divin, exécuté par les envahisseurs mongols. Il est dit qu’il a péri lors du massacre de Nichapour en avril 1221. Au XVIe siècle, le philosophe et poète perso-ouzbek, Mir Alisher Navoï[4] (1441-1501) lui a érigé un mausolée dans sa ville natale[5].
«Mon œuvre porte en elle une vertu étrange
C’est que plus tu la lis, plus elle est généreuse
Plus tu pourras la lire, sans cesse y revenir
Et plus à chaque fois tu goûteras ses mérites »
Distiques 4506-4507
Le Cantique des oiseaux : l’ode à l’Être aimé
Le Cantique des oiseaux, avec ses 4725 distiques[6], s’ouvre sur une réunion avec laquelle une panoplie d’oiseaux, tous plus diversifiés les uns que les autres, se rassemblent en vue d’entreprendre une extraordinaire aventure. Leur dessein consiste à entreprendre un périple unique en son genre, afin de rencontrer nulle autre que la Souveraine Suprême, la Majestueuse Sîmorgh.
La Souveraine ailée réside en un lieu éloigné, extrêmement reculé, nécessitant ainsi de traverser sept vallées. Néanmoins, cette expédition s’avère être une réelle entreprise jonchée d’embûches redoutables. Seules les entités aux ardeurs les plus intrépides parviendront à accomplir leur dessein.
Fort heureusement, la huppe, cette créature avisée et noble, insufflera vaillance à ses compagnons tout au long de cette aventure. Par ses anecdotes inspirantes sur les hauts faits de l’humanité, la sage huppe effacera la mélancolie et l’appréhension qui menaceraient de paralyser les oiseaux lors des épreuves. Car, derrière leur plumage chatoyant, les volatiles se font les porteurs des désirs terrestres et offrent ainsi un véritable écho à nos propres aspirations.
Au sein de cette galerie de créatures ailées, la métaphore de l’âme humaine se dévoile de manière éclairante. Le paon, à titre d’exemple, obsédé par sa propre image, incarne l’ego qui est responsable de l’obscurcissement de notre perception de la réalité. De même, le matériel faucon se trouve emprisonné par les chaînes de l’attachement matériel.
Le titre arabo-persan de l’œuvre, Mantiq at-Tayr, puise son origine dans le Coran, plus précisément dans la sourate 27 « Les fourmis » (an-Naml) du verset 16 : « Salomon hérita de David. Il dit : ‘Ô hommes ! Nous avons été initiés au langage des animaux et [une part] de chaque chose nous a été accordée. Voilà bien, en vérité, une insigne faveur !’ ».
Le choix de la huppe, comme messagère élue parmi les animaux n’est, en effet, pas anodin. Attar s’inspire de son rôle au sein du royaume du roi Salomon comme l’indique le verset 20 de la même sourate : « Portant son attention sur les oiseaux [et s’apercevant de l’absence de la huppe] il dit : ‘Pourquoi ne vois-je pas la huppe? Serait-elle absente?’ ». Et le verset 22 poursuit : « Il demeura peu de temps [et voici que la huppe se présenta et] dit : ‘Je sais ce dont tu n’as pas connaissance et je t’apporte une nouvelle sûre des Sabâ [7]’».
L’intrigue poétique se tisse également à travers le fil d’or de l’amour, où le mélodieux chant du rossignol et la rose se transforment en symboles emblématiques d’une union éternelle entre l’amant et l’aimé. La rose, enveloppée de beauté et de souffrance, devient l’objet de l’affection fervente du rossignol dont les chants déchirants glorifient l’essence même de la passion. Car chez Attar, la quête de soi se mêle intimement à celle de l’amour divin, où la dualité prend la forme d’une danse enivrante et où l’extase se confond avec la réalité.
Excuse du rossignol pour ne pas s’engager dans la quête
« A mon âme suffit la passion de la rose
La rose me suffit comme unique horizon
Sîmorgh est au-delà des rêves d’un rossignol
Au rossignol convient son amour pour la rose
La fleur aux cent pétales retient ici mon cœur
Comment y renoncer et vivre en dénuement ?
Quand elle s’épanouit tout en beauté vermeille
Quand pour moi et moi seul ainsi elle sourit
Et lorsque sous son voile, elle se prépare encore
Pour m’apparaître enfin dans l’éclat d’un sourire
Comment moi, rossignol, pourrais-je, même une nuit
Renoncer à la rose, à ses lèvres écloses ? » (d. 760-771)
La huppe répondit : « Ô prisonnier des formes
Cesse d’aimer d’amour sa gracieuse beauté !
Sais-tu que cet amour t’a recouvert d’épines ?
Cet amour qui te tient, sais-tu qu’il te retient ?
La rose est certes belle, mais toute sa beauté
Éphémère qu’elle est, ne durera qu’un jour
Pour les âmes parfaites, ces amours ne sont rien
Qu’une pauvre illusion, source de lassitude
Car bien que son sourire te fasse chavirer
La rose nuit et jour te fera bien pleurer
A la rose renonce, puisqu’à chaque printemps
Elle rit, non pour toi, mais de toi, malheureux !
(Distiques 772-777)
Oui, l’Être souverain existe, Être sublime
Sa demeure se trouve par-delà le mont Qâf
Son nom est la Sîmorgh, la Majesté suprême
Elle est proche de nous et nous sommes si loin
Elle repose au Sanctuaire de la gloire
Son nom est au-delà de ce que peut la langue
(Distiques 713 à 715)
Les sept vallées : les chants métaphoriques vers l’accomplissement de l’âme
Le périple des oiseaux à travers les sept vallées illustre de manière symbolique les différentes étapes de la recherche spirituelle, au cours desquelles chaque étape constitue un défi à relever, une illusion à dépasser et une leçon à assimiler. Malgré sa longueur et ses difficultés, le cheminement spirituel ne trouve son aboutissement qu’à travers la volonté et l’unité.
Quête (Talab), amour (Ishq), connaissance (Maarefat), détachement[8] (Isteghnâ), unité (Tawhid), stupéfaction (Hayrat) et anéantissement[9] (Fana) seront donc les sept vallées, ou plus précisément les sept paliers qui mèneront à l’accès le plus intime et révélateur de la véritable essence divine.
Lors de cette phase initiale d’exploration inaugurée par la vallée de la quête, les oiseaux, animés par un élan puissamment introspectif, ressentent une inextinguible soif de vérité. La deuxième étape, baptisée la vallée de l’amour, se propose d’appréhender la passion et le lien qui soude l’amant et l’aimé en une union céleste. Consécutivement, la vallée de la connaissance, infrangible bastion de savoir, met à nu l’inéluctable nécessité afin d’accéder à une compréhension transcendante, d’une profondeur abyssale.
Les oiseaux pénètrent après dans la vallée du détachement, où ils seront encouragés à renoncer au soi égoïste et de s’affranchir des chaînes matérielles. Ensuite vient le tour de la vallée de l’unité d’accueillir ses convives pour explorer la véritable relation entre l’individu et le Divin. Arrivés au terme de ce parcours, les oiseaux se trouvent confrontés à l’énigme de la réalité ultime dans la vallée de la stupéfaction, où tout se dissout dans une réalité insaisissable. Enfin, la tant attendue septième vallée est atteinte : celle de l’anéantissement où les êtres aillés s’absorbent dans l’immensité de l’existence et magnificient les limites de l’ego, symbolisant ainsi la victoire des âmes.
Au commencement du périple, la flottille aviaire composée de 30 000 oiseaux s’est élevée dans le ciel. Désormais, il ne subsiste que trente oiseaux, à l’aube de cette dernière étape.
Après avoir embrassé la vérité, les oiseaux doivent se rendre à la station de Baqa, pour la rencontre avec Sa Majesté, Sîmorgh, qui réside au sommet du mont Qaf.
Une fois arrivés à leur destination finale, les oiseaux sont pris de surprise : ils ne discernent nulle part la présence de Sîmorgh, mais observent seulement leurs propres reflets. C’est alors que L’Être suprême, dans toute sa Sagesse, leur révéla la vérité : « le soleil de Sa Majesté est le miroir de celui qui s’approche d’elle. »
Manifestation de la grandeur de l’âme de chaque individu parmi les trente oiseaux, la Sîmorgh représente le moi profond, qui incarne le symbole même de leur existence. Les oiseaux en viennent alors à la conclusion que la Sîmorgh, c’est eux-mêmes ; ils sont la Sîmorgh. Car, le mot sîmorgh signifie en persan « trente oiseaux ».
« Il vous faut maintenant, dans la grâce et la joie
Annihiler votre être tout entier en Moi
Afin de vous trouver vous-mêmes dedans Moi. »
(Distiques 4285)
Le voyage des oiseaux en Occident
Source d’inspiration inépuisable pour de nombreux artistes, Le Cantique des oiseaux continue à enrichir les expressions artistiques, aujourd’hui comme avant, bien au-delà de ses frontières d’origine.
C’est au XIXe siècle que les personnages à plumes font leur entrée remarquée dans la langue française. Joseph Héliodore Garcin de Tassy (1794-1878), un érudit orientaliste et indianiste, a accompli l’acte brillant de traduire l’œuvre en 1819, sous le titre du : Langage des oiseaux.
Toutefois, il a fallu attendre près de deux siècles, soit en 2012, pour que la langue de Molière dispose d’une version en vers grâce aux travaux de Leïli Anvar, iranologue, accompagnée des commentaires de Michael Barry, écrivain et traducteur américain.
Cette nouvelle traduction, intitulée Le Cantique des oiseaux d’Attâr [10] et illustrée par la peinture en Islam d’Orient, a été publiée chez les Éditions Diane de Selliers (Paris). Elle offre une version encore plus complète au public francophone. Enfin, une troisième version a été réalisée par l’auteure et psychanalyste Manijeh Nouri-Ortega, avec une préface du poète Mohammad Reza Shafi’i Kadkani.
La langue de Shakespeare, quant à elle, attend jusqu’au XXe siècle pour rencontrer les oiseaux. En effet, le poème d’Attar a été traduit intégralement seulement au milieu du siècle dernier. Précédemment, seul une partie de ces poèmes fut traduite par Edward FitzGerald (1809-1883), le célèbre traducteur des Rubaïyat d’Omar Khayyam. Les extraits furent publiés à titre posthume, dans un recueil intitulé, Letters and Literary Remains, édité par William Aldis Wright, en 1889.
The Conference of The Birds – Mantiq Ut-Tair traduite par Charles Stanley Nott est la version la plus célèbre du poème en anglais dont la première édition est apparue en 1954 chez The Janus Press (Londres). Nott a réalisé, par ailleurs, une traduction pivot qui se base sur la version française de Garcin de Tassy.
À l’aube du XXIe siècle, R.P. Masani propose une re-traduction titrée Conference of the Birds: A Seeker’s Journey to God chez Peter Weiser Books (Boston).
Outre l’univers de la traduction, de nombreux musiciens et compositeurs ont puisé dans les thèmes et le symbolisme du Cantique des oiseaux pour créer des œuvres musicales.
Les illustres auteurs et metteurs en scène, Jean-Claude Carrière (1931-2021) et Peter Brook (1925-2022), ont adapté le poème dans une pièce théâtrale d’une grande envergure : La Conférence des oiseaux. Publiée en 1979, cette création a remporté un succès retentissant à l’échelle internationale, laissant une empreinte indélébile dans le monde artistique. Une autre adaptation digne de mention est l’Adaptation musicale Symorgh, Conte lyrique et philosophique de Yves Guicherd qui a vu le jour en 2013.
Il convient de souligner que Le Cantique des oiseaux continue d’inspirer de nombreux auteurs contemporains, qui s’approprient ce chef-d’œuvre de diverses façons. Ces adaptations littéraires peuvent s’étendre de fidèles interprétations à des réécritures modernes, offrant une immersion innovante pour le public.
Deux exemples remarquables de cette démarche est La Sagesse des contes, œuvre de l’éminent écrivain franco-chilien Alejandro Jodorowsky, qui a su revisiter les enseignements du Cantique des oiseaux. Ou encore, Simorgh de l’écrivain algérien Mohammed Dib (1920-2003) où le romancier déploie habilement le mythe de la noble créature ailée, le Roi Simorgh, dans le but d’explorer le thème de la quête de soi et de l’autre ou de manière plus spécifique, la recherche de soi à travers l’exploration de l’autre.
En 2006, Simorgh fait son apparition dans le long métrage d’animation franco-belgo-italo-espagnol Azur et Asmar, où il porte en aide à Asmar dans sa quête de rencontrer la Fée des Djinns. Ce dernier est dépeint comme un gardien d’une nature si puissante qu’il ne peut être apprivoisé que par l’utilisation d’une plume magique.
L’allégorie envoûtante qu’est Le Cantique des oiseaux transcende indubitablement les frontières temporelles et culturelles. Les oiseaux, tels des guides spirituels, convient à explorer les labyrinthes de l’existence pour capturer la vérité ultime. Puits inépuisable d’enseignement, l’œuvre céleste d’Attar continue à résonner dans les cœurs et à éclairer les esprits de ceux qui se laissent captiver par sa mélodieuse invitation à explorer les profondeurs de l’âme humaine.
Pour en savoir plus
- Le Cantique des oiseaux d’Attâr par la peinture en Islam d’Orient, traduction intégrale versifiée par Leili Anvar, commentaires iconographiques ( miniatures persanes) de Michael Barry, Paris, éd. Diane de Selliers, 2012.
- Garcin de Tassy, Poésie philosophique et religieuse chez les Persans. D’après le « Mantic Uttaïr » ou « Le Langage des oiseaux » de Farid-Uddin Attar et pour servir d’introduction à cet ouvrage, Paris, Chez Benjamin Dupraz, 1864, 4e éd. (1re éd. 1819).
- (en) Matteo Compareti, The Elusive Persian Phoenix. Simurgh and Pseudo-Simurgh in Iranian arts, 2021, éditions Paolo Emilio Persiani.
- (en) Helmut Ritter (transl. [from German] by John O’Kane), The Ocean of the Soul: Men, the World and God in the Stories of Farid Al-Din ‘Attar, Leide, Brill, 1955.
[1] Nichapour se situe aujourd’hui dans le nord-est de l’Iran.
[2] Attâr signifie en langue arabo-persane, le parfumeur.
[3] Dans le cadre de notre article, il nous semble judicieux d’opter pour le titre suggéré par Leïli Anvar dans sa traduction, Le Cantique des oiseaux. Par ailleurs, il convient de noter que cette œuvre est également connue sous les titres de La Conférence des oiseaux ou Le Langage des oiseaux.
[4] Il a travaillé à la cour du sultan timouride, Husayn Bayqara à la fin du XVe.
[5] Le mausolée sera rénové sous le règne de Reza Shah, en 1940.
[6] Distique est la réunion de deux vers.
[7] Traduction de Cheikh Boubakeur Hamza
[8] Ici, le mot renvoie au sens de se suffire à soi-même.
[9] Ici, le mot désigne le sens d’extinction de l’ego.
[10] Pour le choix de la traduction de son titre, Leïli Anvar s’est référée au Chant de Salomon, Le Cantique des cantiques.
Copyright photo de couverture : Artiste anonyme, Hippocrate porté au ciel par Sîmorgh, Bibliothèque du musée de Topkapi, Istanbul. H. 1703, f° 38 v°. (Wikimédia Common)