La mouneh libanaise

La mouneh libanaise

22/02/2022 par Lama Fakih

« Le meilleur auxiliaire d’un diplomate, c’est bien son cuisinier » se vantait Talleyrand, qui érigeait déjà au XIXe siècle la gastronomie en levier de puissance de l’Etat. L’évolution du concept et sa théorisation au XXe siècle confirmera sa vision, puisque le soft power compte aujourd’hui parmi sa multitude de composantes, « la gastro-diplomatie », désignant les stratégies étatiques qui consistent à utiliser des traditions culinaires comme vecteur d’influence à l’échelle mondiale. 

Aussi, le “repas gastronomique des Français » figure-il à partir de 2010 sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. De même, l’opération « Goût de France-Good France » est lancée par le Quai d’Orsay en 2015, célébrant cette pratique ainsi que les produits qui y sont associés.

Au Liban, et plus largement dans la région du Levant, la richesse du terroir a donné lieu à une tradition ancienne, celle de la mouneh, visant à conserver et à transformer des aliments pour en assurer la disponibilité tout au long de l’année. On pourrait donc légitimement se demander dans quelle mesure la mise en valeur de cet élément du patrimoine participerait-elle au rayonnement du pays, tout en répondant –au moins en partie- aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux auxquels il est confronté ? 

En arabe classique le nom « ma’ouna » ou « mouneh » en dialecte levantin est dérivé du verbe « mawwana », que l’on peut traduire en français par « s’approvisionner ». La mouneh renvoie donc aux provisions confectionnées dans les milieux ruraux, notamment les plus isolés, visant à garantir une nourriture suffisante et variée pour pallier les pénuries imposées par les invasions, les guerres, les sièges ou tout simplement par l’hiver. Dans un passé vaguement lointain, soit avant les dérèglements climatiques engendrés par une course effrénée à la croissance, cette saison était souvent longue et rude. La mondialisation et les modes de consommation qui en découlent n’avaient pas non plus corrompu les esprits et les habitudes. Il fallait donc s’approvisionner. 

Il semble difficile de dater avec exactitude l’apparition de cette pratique. Selon un sexagénaire originaire de la Bekaa, principale plaine agricole du Liban et en l’occurrence l’une de ses régions les plus froides, elle irait de pair avec la naissance de l’agriculture. « Je ne me souviens pas d’une année de mon enfance durant laquelle nous n’avons pas préparé de mouneh. Sans cela, il nous aurait été impossible de subsister » affirme-t-il. L’architecture quant à elle témoigne d’un phénomène vieux d’au moins deux siècles. En effet, les bâtisses les plus anciennes comportent toutes une pièce ou une cave généralement en pierre, appelée « beit el mouneh » (la maison des provisions), sorte de garde-manger pour entreposer les aliments.

S’apparentant peu aux conserves à la française, la mouneh touche un éventail beaucoup plus vaste de produits, à tel point qu’il nous est présentement impossible d’en parler avec exhaustivité. A défaut, nous nous proposons de diviser la mouneh en plusieurs catégories (fruits et légumes, laitages, viande, légumineuses et céréales, herbes et fleurs, huile d’olive) pour lesquelles nous présenterons à chaque fois une ou deux préparations typiques.

Pour commencer, outre les fruits et légumes séchés et l’immense variété de confitures, compotes, cornichons en tous genres, purées de tomates et de poivrons et autres mélasses que nous retrouvons également ailleurs dans le pourtour méditerranéen et en Europe, le makdous est caractéristique de la cuisine régionale. Il s’agit de petites aubergines cuites à la vapeur puis égouttées et farcies d’une mixture de noix, poivrons rouges émincés et ail. Conservé dans de l’huile d’olive, il est servi en accompagnement de certains plats consistants comme la mjadara (faite à base de lentilles) ou de labné et autres fromages.

Les laitages occupent quant à eux une place importante dans la mouneh. On peut citer le labné, obtenu par séchage du yaourt grâce à des sacs en tissu blanc spécialement conçus pour ce faire. Le labné de chèvre notamment, qui se distingue par son goût acidulé unique, est élaboré sous forme de petites boules gardées dans des bocaux et noyées dans de l’huile d’olive. L’on peut également citer le keshek, une poudre blanche résultant d’un mélange de yaourt ou de lait fermenté et de bourghol (blé concassé). Régulièrement remué puis pétri, ce mélange se transforme en pate au bout de quelques jours. Celle-ci est ensuite exposée au soleil en été, généralement sur les toits des maisons villageoises. Le keshek se prépare justement à cette période de l’année car c’est « la saison du lait » comme on aime l’appeler au Liban. En effet, la majorité des éleveurs planifient la naissance des agneaux et des veaux pour le printemps. Pendant plusieurs jours, les femmes vérifient leur produit qu’elles frictionnent entre les paumes de leurs mains jusqu’à l’obtention d’une poudre sèche. 

Pour sa part, la viande, est surtout préparée en awarma, du bœuf mais surtout du mouton cuit pendant de longues heures dans sa graisse pour aboutir à un corps gras où baigne la chair en lambeaux. Celui-ci est ajouté à la préparation des mets les plus sophistiqués comme des plus simples, à l’instar des omelettes ou œufs au plat pour leur donner un goût prononcé de viande. Il est également très prisé pour ses vertus « réchauffantes » et considéré par les aïeux comme une source de force et d’énergie pour le corps. 

Parallèlement, au sein de la catégorie des légumineuses et céréales, pois-chiches, petits pois, fèves, lentilles, haricots blancs et rouges sont vidés de leur écorce, séchés et préparés ultérieurement en ragout ou assaisonnés pour être dégustés avec du pain. Les grains de blé sont soit transformés en farine et semoule, soit concassés plus ou moins grossièrement en bourghol ou stockés tels quels. Notons également que l’on cueille aussi les épis avant leur maturité. Ceux-ci sont soumis à un procédé de fumage qui permet leur aromatisation puis séchés, avant d’en recueillir les grains encore verts, pour constituer la frikeh ou frik. Il s’agit de l’un des mets les plus exquis et des plus savoureux de la gastronomie levantine, cuisiné en soupe ou façon riz, accompagné de viande ou de poulet et agrémenté d’amandes et de de pignons de pin grillés.

Par ailleurs, les fleurs et herbes sont séchées pour parfumer la nourriture ou pour être utilisés en tisane ou encore transformées en hydrolats : eau de rose, de fleur d’oranger, de sauge, de thym et autres sont aussi réputées pour leurs vertus médicinales. Le thym ou zaatar comme on l’appelle localement reste un incontournable dans cette gamme. Récolté en été, il est séché puis réduit en poudre et mélangé à du sumak moulu, plante méditerranéenne de la variété des baies, et des grains de sésame crus ou grillés. Le zaatar libanais a la particularité d’être quelque peu piquant et surtout acide par rapport au zaatar de Jordanie plus doux ou encore celui d’Alep, beaucoup plus épicé. Il est systématiquement combiné à de l’huile d’olive, autre élément de mouneh, et se mange avec du pain au petit déjeuner ou en man’oucheh, cette fameuse « pizza libanaise ». Autrefois, avant que nos étals ne soient envahis par les aliments industriels saturés en sucres et matières grasses, le sandwich au zaatar était le goûter privilégié des écoliers. Peu couteux, les mères de familles défendaient ses bienfaits pour la mémoire et la concentration convainquant ainsi leurs enfants d’en manger tous les jours à la récréation (sans rechigner) pour avoir de bonnes notes !

Enfin, l’huile d’olive est une véritable affaire de famille au Liban. Si sa production n’est pas accessible à tout le monde faute d’oliviers, les Libanais ne s’en procurent qu’auprès de petits producteurs de confiance, qu’ils connaissent le plus souvent personnellement. La récolte se fait généralement début octobre. Ceux qui possèdent de vastes oliveraies font appel à des travailleurs saisonniers pour finir le ramassage avant la pluie. Pour autant, toutes les huiles ne se valent pas. Dans la famille Farhat originaire du village de Majdal Selem dans le sud du pays, la cueillette se fait dans des règles très strictes car la qualité et le goût de l’huile en dépendent. Feu Faysal les a imposées durant sa longue vie, et elles demeurent encore aujourd’hui. Malgré son grade de général au sein des Forces de sécurité intérieure, il est resté attaché à sa terre et à ses olives à travers lesquelles il a transmis des valeurs à ses enfants et ses petits-enfants. Les olives sont cueillies à la main pour s’assurer qu’elles sont exemptes de brindilles, de cailloux, ou de pourriture. Elles sont ensuite envoyées au pressoir où elles sont broyées à froid sous sa supervision pour s’assurer de l’obtention d’une huile extra-vierge. Les olives tombées toutes seules sont quant à elles utilisées pour la fabrication de savon. 

La mouneh telle que nous venons de la présenter se veut donc un vecteur de sécurité alimentaire dans la mesure où elle garantit une nourriture variée et relativement saine car fabriquée avec des matières premières issues de l’agriculture vivrière le plus souvent exemptes de traitement chimique. 

On constate aujourd’hui un retour à cette pratique car la chute drastique de la devise locale impose aux foyers des restrictions alimentaires qui leur étaient inconnues auparavant, y compris en temps de guerre civile. On pourrait donc poser l’hypothèse que si cette pratique se déployait à une plus large échelle, elle pourrait constituer un prélude de dénouement face à la crise socio-économique qui frappe le Liban de plein fouet. 

Cela suppose, d’une part, une bonne gestion de toutes les ressources et de leur distribution équitable. D’autre part, cela permettrait d’échapper aux cartels qui monopolisent les denrées, en fixent les prix (toujours à la hausse) au gré de leur volonté, sans aucun respect des conditions de conservation requises ni des dates de péremption qui sont souvent modifiées, au péril de la santé publique. 

Cela suppose surtout une mise en valeur du secteur agricole qui a été négligé par les autorités locales, préférant miser sur les services et la finance pour la reconstruction économique du pays à partir de 1990. Ce sont précisément l’échec de cette politique économique et la mauvaise gouvernance qui y est associée qui sont à l’origine de la crise d’aujourd’hui.

Pourtant, le Liban dispose d’un potentiel agricole qui pourrait constituer une véritable richesse s’il venait à être exploité. En effet, selon les données de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), en 2018, 64,3%de superficie totale du pays est constituée de terres cultivables. Son climat méditerranéen, ses précipitations abondantes et ses sols alluviaux sont autant d’éléments qui offrent la fertilité nécessaire à la culture d’espèces variées.

Les chiffres du ministère de l’agriculture libanais illustrent une inégale répartition de ces terres cultivables : 70% de la population agricole possède 19% des terres cultivées, alors que 30% en possède 81%, et seulement 0.7% en possède 20%. D’autant plus que les jeunes de moins de 25 ans pratiquent de moins en moins l’agriculture car elle n’est pas rentable. D’ailleurs, la majorité des agriculteurs exercent une autre activité afin de subvenir à leurs besoins.

Les campagnes, laissées pour compte d’un développement basé sur un libéralisme agressif concentré à Beyrouth, sont victimes d’un exode rural qui participe à leur paupérisation et empêche leur dynamisation.  

Certes, une stratégie agricole nationale (2020-2025) a été mise en place pour tenter de remettre ce secteur sur pied malgré les nombreux enjeux liés à l’effondrement économique, à la crise sanitaire, mais aussi à une géopolitique mouvementée, qui demeure un obstacle face à l’exportation des fruits et légumes libanais vers les pays voisins. S’il est encore tôt pour se prononcer sur les avancées de ce plan quinquennal, on assiste à une véritable « ruée vers la terre » de la part des particuliers, y compris de la part de nombreux citadins, depuis le début de la pandémie de COVID-19.

Cela est très important pour l’élaboration de la mouneh dont les matières premières sont généralement issues d’exploitations familiales, qui plus est, ont souvent l’avantage d’être bio. Rappelons que la mouneh est traditionnellement réalisée par des groupes de femmes qui se rassemblent pour la préparer, se répartissant les différentes tâches nécessaires à son élaboration. Les produits obtenus sont partagés entre elles selon leur contribution en matières premières ou leur participation au travail. Cette pratique a non seulement permis la transmission et l’ancrage de valeurs sociales telles que la solidarité, mais aussi de savoir-faire participant de la patrimonialisation de la mouneh. Elle a également permis le développement d’une micro-économie non monétarisée à l’échelle des villages ou des quartiers, fonctionnant à l’image des coopératives modernes ; ce système a d’ailleurs toujours été désigné par le terme « ta’ouniyeh », équivalent du mot « coopérative » en arabe. Une revalorisation de cette pratique permettrait aujourd’hui aux femmes de mettre leur savoir-faire à profit, pour jouir d’un complément de revenus et pallier de surcroit une insécurité alimentaire grandissante, qui est désormais loin de se limiter aux zones périphériques. Dans cette optique, nous avons développé une initiative mettant en relation des citadines et des rurales. Les premières s’engageant à acheter la mouneh auprès des secondes afin de soutenir leur intégration à la vie active. En contrepartie, les citadines adoptent au sein de leurs foyers de nouvelles habitudes alimentaires, basées sur une nourriture traditionnelle saine, variée et de qualité dont les ingrédients sont directement acquis auprès de coopératives locales, conservés dans des bocaux en verre qui sont rendus une fois vides pour être réutilisés. Cela est d’autant plus important que le Liban importe plus de 80% de ses denrées alimentaires !

A une échelle plus vaste, l’intégration de ce genre d’initiatives à des chaines de commerce équitable, à l’instar de celle déjà entreprise par l’organisation Fair Trade Lebanon, pourrait relancer l’économie rurale sur des modes durables, participer à la préservation de l’environnement, renforcer le rôle de la femme dans la société et même promouvoir la mouneh comme élément de rayonnement à l’échelle internationale.

Comme « le repas gastronomique des Français », la mouneh pourrait, elle aussi, être mise au service de l’attractivité économique et culturelle du pays. Elle pourrait même constituer une niche de spécialisation, participant à la construction d’une image de marque positive du Liban, dont la cuisine jouit déjà mondialement d’une excellente réputation. Les retombées en termes de tourisme (tous types confondus), notamment d’écotourisme, d’œnotourisme, d’oléotourisme, pour n’en citer que ceux-là, pourraient s’avérer intéressantes. Surtout si cette « marque Liban » est promue à travers des salon et autres événements qui connaitraient un succès, encouragée par l’imposante diaspora présente sur tous les continents. Cela conforterait également la création d’emplois, les exportations et participerait même à la cohésion nationale dans cet Etat ou l’unité devient de plus en plus problématique.

Au-delà de tous ces aspects, la mouneh revêt un caractère identitaire en ce qu’elle est porteuse d’Histoire, de coutumes et de valeurs propres à des peuples ancrés à une terre depuis plusieurs siècles. La protection de cet héritage est plus que jamais crucial dans un contexte où Israël n’hésite pas à s’approprier certains plats traditionnels levantins tels que le hummus, le falafel, le maftoul ou moghrabieh, ainsi que des pans entiers de la culture arabe.


Biographie de l’auteure :

Passionnée d’Histoire, Lama Fakih est titulaire d’un doctorat en histoire contemporaine et relations internationales. Elle est enseignante-chercheuse à l’Université Saint Joseph de Beyrouth depuis 2015 et s’intéresse particulièrement aux problématiques moyen-orientales ainsi qu’aux évolutions de cette région depuis le XIXe siècle. 

Son expérience de professeur d’histoire-géographie en section internationale du baccalauréat français (option arabe) lui a permis de mieux comprendre les spécificités de la culture et du patrimoine levantin et de parfaire sa maîtrise de la langue arabe.

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