La place des Etats arabes dans les politiques culturelles internationales
14/10/2020 par Victor Querton
Les explosions de Beyrouth ont choqué le Liban et le monde par leur force dévastatrice. Maintenant qu’il faut reconstruire, un mouvement global paraît nécessaire pour sauver le patrimoine libanais et plus largement, sa vie artistique et culturelle. Avec des finances exsangues et une urgence à secourir sa population, le Liban seul ne peut pas se permettre aujourd’hui les mesures et les dépenses qu’engendrerait un plan de sauvetage de son patrimoine. Cela interroge la place des Etats arabes dans les politiques culturelles internationales. Quels en sont les mécanismes ? Quels en sont les résultats ? Sont-ils en mesure d’apporter une aide concrète face à une telle catastrophe patrimoniale ?
Dès lors que la culture n’est pas un élément s’inscrivant dans une politique publique globale mais un secteur marginal, cela ne peut que se ressentir sur les partenariats internationaux impliquant la culture qui sont noués avec les pays de la rive sud de la Méditerranée.
Victor Querton
Des structures nationales rigides
Pour comprendre les politiques culturelles menées sur le plan international dans le monde arabe, il est nécessaire de s’intéresser aux ressorts de la politique publique culturelle à l’échelon national dans ces pays. Pour cela, le rapport de Milena Dragićević Šešić pour l’Association Marcel Hicter paru en 2010 et intitulé Les politiques culturelles dans les pays arabes est très instructif. Elle y explique que dans les pays étudiés (Algérie, Egypte, Jordanie, Liban, Maroc, Palestine, Syrie et Tunisie) : « Le secteur culturel est principalement sous le patronage et contrôle des ministères de la Culture. Cependant, dans certains pays, le rôle du secteur marchand privé est extrêmement important, tout comme la société civile émergente, avec les activités d’artistes individuels ou de cercles d’artistes »[1].
Le secteur privé s’est révélé un acteur essentiel de la reconstruction de Beyrouth après la guerre civile en tant qu’exécutant des travaux commandés par la sphère publique. Les intérêts privés de rentabilité et d’une reconstruction rapide sont allés à l’encontre d’un travail archéologique fin qui aurait permis une meilleure prise en compte et protection du patrimoine de la ville [2]. Comme l’expliquait Ilham Younes dans un précédent article : » En imposant un plan de reconstruction de la ville sur une échéance courte au détriment du temps long que nécessité le travail archéologique de terrain, la ville a perdu son essence même. Élaborés hâtivement et unilatéralement, les projets de construction lancés par le gouvernement libanais n’ont pas permis, au sortir de la guerre, une préservation et un sauvetage efficace des biens culturels. Pire, ils ont favorisé l’effacement du creuset culturel et identitaire qui faisait la particularité de la ville ».
Par ailleurs, Milena Dragićević Šešić identifie quatre modalités de développement d’une activité culturelle dans ces pays :
- La culture en tant qu’espace critique pour la réflexion et les doutes
- La culture au sein du mouvement panarabe
- La culture en tant que « marque » nationale
- La culture comme divertissement
Malgré ces quatre axes, il semble difficile de considérer les politiques culturelles dans ces pays comme cohérentes et permettant une création artistique et culturelle épanouie. En effet, les limites à la liberté d’expression et de création sont importantes dans certains cas. A ces limitations légales, il faut ajouter les sentiments de peur et d’humiliation ressentis par certaines populations ; sentiments qui conduisent à la négation de leurs capacités créatives.
Concernant le patrimoine culturel, il semble être affaire d’Etat et de représentation puisqu’il permet une identification à un passé glorieux et le développement d’un sentiment national ou ethnique. Il est valorisé mais s’avère donc souvent être un instrument au service du politique. De plus, la culture en elle-même n’étant pas une véritable priorité de ces pays, en regard de leurs difficultés économiques, la valorisation de leurs patrimoines pourrait être meilleure si les activités de la société civile étaient davantage mise en valeur.
De cette analyse, on peut conclure que la culture n’est pas en soi une priorité des pays arabes mais que la tendance centralisatrice de ces Etats, inspirée d’une architecture institutionnelle héritée du colonialisme, ne laisse que peu de place aux initiatives de la société civile. La culture se trouve donc prisonnière d’enjeux économiques et de rigidités institutionnelles inhérentes au système.
La culture comme corollaire à l’économie dans les grands partenariats internationaux
Dès lors que la culture n’est pas un élément s’inscrivant dans une politique publique globale mais un secteur marginal, cela ne peut que se ressentir sur les partenariats internationaux impliquant la culture qui sont noués avec les pays de la rive sud de la Méditerranée.
Deux exemples d’intégration régionale confirment cette hypothèse : la Ligue Arabe créée en 1945 et le partenariat Euromed, lancé en 1998, issu du processus de Barcelone de 1995. La Ligue Arabe est une formation politique à caractère panarabe. Devant à l’origine faciliter l’intégration politique, économique et culturelle entre ses Etats membres après la colonisation, la Ligue ne s’est toujours pas affirmée comme un instrument supraétatique tant ses membres sont attachés à leur souveraineté nationale. Aujourd’hui, elle est un instrument facilitant les partenariats économiques entre ses membres mais, au-delà de la reconnaissance d’une identité arabe commune, sa promotion du patrimoine arabe est limitée. Par le biais de son organisation culturelle ALECSO, la Ligue des Etats Arabes participe aux réunions de l’UNESCO et dispose d’un observatoire du patrimoine architectural et urbain dans les pays arabes mais aucune de ces deux prérogatives n’implique une action ou une entraide effective sur le plan des politiques culturelles nationales.
Le partenariat Euromed est un peu plus complexe, et de ce fait plus instructif sur les dynamiques à l’œuvre dans le domaine culturel. Le processus de Barcelone, duquel découle ce partenariat, est un élément de la politique de voisinage de l’Union Européenne qui, dès les années 1980’, a ressenti le besoin d’établir une plateforme de dialogue avec ses voisins méditerranéens. Suivant le modèle européen d’intégration, le processus de Barcelone s’axe sur la coordination des politiques économiques de ses membres afin d’atteindre des objectifs de convergence et de mettre en place des partenariats sectoriels.
La culture est un élément à part entière de ce processus avec trois programmes de coopération : Euromed audiovisuel, Euromed héritage et Euromed jeunesse. Il s’avère que Euromed héritage, lancé en 1998, qui vise le dialogue entre les cultures par le biais du patrimoine, est le programme culturel disposant des plus importants financements et donnant le plus de résultats en termes de coopérations [3]. Le rapport de l’Union Européenne [4] évaluant les résultats d’Euromed publié en 2006 note que les projets lancés dans la deuxième phase du partenariat ont obtenu près de 30 millions d’euros de dotations et qu’ils ont tous atteint leurs objectifs. Les projets de cette deuxième phase visaient à développer la coopération entre les institutions culturelles des pays européens et ceux du sud de la Méditerranée. On peut notamment relever notamment le programme MediMuses qui avait pour but de développer la réflexion et les coopérations sur la musique méditerranéenne et qui, après avoir financé des concerts, produit des CD et offert des masters class de grande qualité pour musiciens professionnels a résulté en la publication d’un double volume intitulé History and Theory of Mediterranean Music.
Les coopérations dans le cadre Euromed sont donc en elles-mêmes positives et bénéfiques pour le patrimoine mais s’inscrivent dans un contexte plus large de développement économique puisque les aides qu’elles apportent à la culture se traduisent par un coup de pouce important au tourisme des pays du sud de la Méditerranée.
Force est de constater que pour la Ligue des Etats Arabes, tout comme le partenariat Euromed, la culture est un élément secondaire. Elle prend la forme d’un corollaire pour ces importants partenariats centrés sur le développement économique et les intérêts géopolitiques. Cet état de fait est dû aux difficultés économiques et sociales auxquelles les pays du sud de la Méditerranée sont exposés.
Constater que l’UNESCO, comme Euromed ou d’autres institutions et partenariats internationaux sont structurés par une vision eurocentrée, c’est comprendre la difficulté pour des Etats ne représentant pas une culture occidentale et qui ont été marqués au fer rouge par la colonisation de promouvoir leur propre politique culturelle au niveau international
Victor Querton
Un ordre international sous la logique du déséquilibre
Il est essentiel de noter que les deux organisations évoquées précédemment sont, au moins partiellement, le fruit d’initiatives européennes. S’il est clair que l’Union Européenne est l’instigatrice du partenariat Euromed et que les discussions pour sa mise en place se sont faites selon ses termes, il ne faut pas oublier que l’Egypte a été largement soutenue par le Royaume-Uni lors de la création de la Ligue des Etats arabes. Ces deux exemples montrent la force structurante de l’Europe dans les relations internationales, au détriment de l’autonomie des Etats arabes.
Il reste un élément incontournable de la scène culturelle internationale qui n’a pas encore été abordée : l’UNESCO. A l’instar de la Ligue des Etats Arabes, elle est une organisation internationale, dont l’un des objectifs phares est la promotion et le dialogue des cultures ainsi que la sauvegarde du patrimoine dans un cadre universaliste aux normes unilatéralement édictées. Fondée en 1945 comme une organisation issue de l’ONU, l’UNESCO fait indubitablement partie du nouvel ordre mondial de l’après Seconde Guerre mondiale. Dès lors, qu’une telle organisation se fonde dans un cadre et comme une initiative occidentale, il devient difficile pour la région des Etats arabes ne disposant pas de la puissance géopolitique de l’Europe et issue d’une culture différente d’en maîtriser le fonctionnement et de pouvoir y promouvoir leurs propres intérêts culturels.
La surreprésentation de biens culturels européens dans la liste du patrimoine mondial de l’humanité manifeste très clairement cette tendance et reflète également la différence de moyens alloués à la préservation et la mise en valeur du patrimoine entre les pays européens et arabes puisque le processus d’inscription sur la liste est long et complexe. Ce n’est qu’en 2003 qu’est instituée la notion de patrimoine immatériel par l’UNESCO afin de protéger les cultures qui se retrouvaient ignorées par le caractère matériel de la liste du patrimoine mondial de l’humanité. A cette liste s’est ajouté le programme Mémoire du monde qui recense des éléments importants, parfois menacés ou fragiles du patrimoine documentaire de l’humanité. Cette nouvelle liste permet aux Etats non-occidentaux de trouver leur compte en termes de reconnaissance de la valeur de leur patrimoine mais n’a pas de retombées touristiques équivalentes à un bien sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité.
Ainsi, l’UNESCO s’avère être une organisation internationale structurée et basée sur des normes à vocation universelle et eurocentrées, malgré une récente ouverture à des cultures moins matérielles. Constater que l’UNESCO, comme Euromed ou d’autres institutions et partenariats internationaux sont structurés par une vision eurocentrée, c’est comprendre la difficulté pour des Etats ne représentant pas une culture occidentale et qui ont été marqués au fer rouge par la colonisation de promouvoir leur propre politique culturelle au niveau international.
Pourtant, certains Etats parviennent parfois à tirer parti de ces cadres occidentaux grâce à une élite politique formée en occident. C’est l’une des raisons de la réussite culturelle et économique du festival du film d’Essaouira, porté par André Azoulay en 1992. Formé en France, André Azoulay s’est servi de sa connaissance des politiques culturelles européennes pour contribuer au développement touristique et culturel de la ville d’Essaouira au Maroc, d’abord avec un festival de cinéma puis un festival de musique traditionnelle qui sont de véritables réussites. Une telle exception ne fait que mettre un peu plus en lumière le cœur du problème dans lequel les politiques culturelles des pays arabes sont empêtrés : l’absence de formation et la difficulté d’envisager le patrimoine autrement qu’au travers du prisme européen.
En considérant tout ce que nous avons évoqué, on en vient à la conclusion que les politiques culturelles des pays arabes sont limitées par deux facteurs principaux. Sur le plan national, les cadres institutionnels rigides contraignent la création et le développement artistique. Sur le plan international, la puissance des normes universalistes dans le cadre des relations internationales limite l’autonomie et la capacité d’initiative des Etats arabes dans ce domaine. Toutefois, ces mêmes Etats ont tendance à se placer dans une position attentiste vis-à-vis des partenariats internationaux, ce qui renforce l’impression générale de déséquilibre. Force est de constater que dans ce contexte structurellement défavorable au développement de politiques culturelles efficaces tant au niveau national qu’international, le bénéfice que tirent ces Etats de quelques élites formées en occident n’est que marginal. Ainsi, la situation actuelle au Liban apparaît d’autant plus désastreuse que les institutions culturelles nationales et les partenariats culturels internationaux ne sont pas en capacité de répondre à un défi aussi énorme que la dévastation de Beyrouth.
Une vraie solution serait la poursuite de l’autonomisation de la société civile, initiée avant les printemps arabes, dans le domaine culturel en abrogeant des lois liberticides et en soutenant les initiatives citoyennes. Cela ne règlerait peut-être pas le problème du désavantage des Etats arabes dans le cadre de leurs partenariats internationaux mais cela permettrait peut-être une évolution de leurs institutions culturelles vers un modèle plus souple et efficace. C’est un phénomène qui se développe aujourd’hui dans la société civile. C’est le cas notamment à Beyrouth où les habitants prennent en charge la reconstruction de la ville, se plaçant dans une logique de contre-pouvoir en contestation d’un cadre rigide imposé par l’Etat.
[1] LES POLITIQUES CULTURELLES DANS LES PAYS ARABES : ENJEUX ÉMERGENTS, PROFESSIONS ÉMERGENTES, (…) 1/4 : CONCEPTS ET DÉVELOPPEMENT DES POLITIQUES CULTURELLES par Milena Dragićević Šešić
[2] Le centre-ville de Beyrouth ou un patrimoine réinvente ? – Liliane Buccianti-Barakat
[3] Bouchra Rahmouni et Younes Slaoui, 2019, Géopolitique de la Méditerranée, Que sais-je ?
[4] The European Union’s evaluation of Euromed Heritage II programme http://www.euromedheritage.net/euroshared/doc/evaluation_pai.pdf
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